23 heures, un rond-point à Gammarth. Un contrôle de police, banal en apparence. — « Vous avez bu ? » — « Pas de chance, je ne bois que de l'eau. » — « Vos vitres sont teintées. » — « Non, elles sont d'origine. » — « Si, elles le sont. » Un dialogue de sourds qui pose le décor. L'agent tourne autour de la voiture, tel un prédateur qui s'étire avant la chasse. Puis, la réplique fatidique : « Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? » Le processus est lancé, la négociation peut commencer. Mais je suis dans mon droit car mes vitres ne sont pas teintées. J'ai refusé et j'ai eu un PV, j'ai signé. Fin du premier acte, j'attends la suite. Mais l'agent avait déjà tout dit : nous avons inventé un business plan invisible, un marché parallèle où chaque rond-point est une franchise, chaque agent un commercial, chaque infraction une opportunité de profit. La corruption comme modèle économique La corruption n'est pas un accident. C'est un modèle économique. À l'hôpital, le rendez-vous devient un forfait premium, la chambre, un supplément, la visite familiale, une taxe. À la mairie, l'attente se vend comme un billet d'avion en première classe. À chaque étape de nos vies quotidiennes, le même scénario se répète : des tarifs établis, un catalogue de services, des promotions selon vos failles. Le système ne nous demande pas si nous voulons être corrupteurs. Il nous y contraint. La rage au ventre, beaucoup refusent. Le résultat ? Des dossiers qui traînent, des papiers bloqués, des affaires en suspens. Les autres s'exécutent et graissent la machine à billets, assurant un flot de liquidités constant. Alors, pourquoi se cacher derrière ces faux-semblants ? Autant officialiser ce marché. Nom : Société Communautaire de la Corruption (SCC), capital illimité, dividendes garantis. Chaque administration devient une succursale, chaque hôpital une filiale, chaque guichet un bureau de change. Oubliez la Bourse de Tunis, la vraie cotation se fait ailleurs : le Dow Jones souterrain affiche un rendement supérieur à toutes les start-ups réunies. Les SCC sont présentes à tous les étages et dans tous les secteurs. Nous vivons dans une immense holding cachée. Et nous en sommes tous actionnaires, qu'on le veuille ou non. Corrupteurs malgré nous, complices par lassitude, bénéficiaires par habitude.
La tragédie ultime Nous avons inventé la SCC, une multinationale de la débrouille, cotée en Bourse de la honte. Le scandale n'est pas que la corruption existe. C'est qu'elle ne soit plus scandaleuse. Elle est devenue la norme ou presque. Le jour où chaque rond-point sera un péage clandestin, chaque guichet une caisse noire et chaque agent de santé un vendeur de forfaits, nous aurons mis en place quelque chose d'unique. Bien sûr, nous aimons nous croire au-dessus de tout ça. Nous pointons du doigt « les autres », tout en oubliant nos propres petites faiblesses : un dossier qui avance plus vite, une barrière qui s'ouvre par magie, un papier tamponné à la vitesse de l'« intérêt immédiat ». Ces SCC n'ont ni registre du commerce ni frontières. Elles sont partout, elles ont colonisé nos vies comme un virus. Et chaque espace finit par leur céder son rond-point, son guichet… et en prime, un peu de notre dignité. Mais ça, nous préférons ne pas en parler.