Un vieux dicton tunisien disait : « خانها ذراعها قالت مسحورة ». Littéralement : « Son bras l'a trahie, elle a dit qu'elle était ensorcelée ». En clair, c'est le mauvais ouvrier qui accuse ses outils. On préfère accuser la malchance – ou ici la sorcellerie – plutôt que d'assumer ses propres erreurs. Aujourd'hui, en Tunisie, la sorcellerie a un nouveau nom : George Soros. Il a bon dos, le milliardaire américain. Dans la mythologie complotiste locale, il est à la fois le marionnettiste universel et le bouc émissaire parfait : l'Américain blanc qui tire les ficelles dans tous les pays où un tant soit peu de pouvoir ou d'initiative civile pointe le bout de son nez. On l'accuse de tout : de financer des mouvements sociaux à orchestrer des flottilles humanitaires, en passant par inventer les nuages qui polluent Gabès. Le lobbyiste n'est évidemment pas un agneau docile, loin de toute velléité manipulatrice, mais est-ce pour autant une raison pour que ceux qui gouvernement lui mettent toute leur incompétence sur le dos ?
Soros, la solution miracle à tout Quand la situation s'envenime à Gabès, que les habitants suffoquent sous les émanations toxiques du Groupe chimique tunisien (GCT), que des enfants finissent à l'hôpital en état de panique et que la population se rassemble pour protester, le pouvoir et ses laudateurs ont trouvé la solution miracle : jouer la fuite en avant et sortir la théorie du complot pour masquer de nombreuses années d'inaction. Pour les plus populistes, l'épouvantail est tout trouvé : agiter aux foules un nom qu'ils ne connaissent pas vraiment et qui peut à lui seul expliquer tous leurs maux. Dans les faits, cela fait cinq ans que le président promettait des mesures urgentes qui ne sont jamais arrivées. « Pas de surenchères ni d'instrumentalisations », avait-il pourtant réagi en recevant sa ministre de l'Industrie, toujours dans le registre complotiste.
Dans ce registre, Riadh Jrad, célèbre pour sa fidélité zélée au régime, s'est surpassé. Dimanche, il a brandi ses avertissements habituels : « Aux mercenaires de George Soros, réfléchissez deux fois… », les menaçant de « la capacité de l'Etat à les écraser ». Classique : désigner un ennemi intérieur, le relier à un pouvoir étranger imaginaire, et préparer le terrain à la répression. Fatma Mseddi, députée pro-régime, avait déjà employé le même nom pour stigmatiser les organisateurs de la flottille Al Soumoud, sous-entendant que toute initiative humanitaire serait un projet d'ingérence. Trop facile.
Gabès suffoque, la population proteste Sur le terrain, le désastre continue. Les cas d'asphyxie se multiplient à Chatt Essalem, presque quotidiennement. Les élèves sont transportés en urgence à l'hôpital, tandis que la population manifeste de nouveau devant les installations du GCT. Un parent part manifester sa colère, sa fille dans les bras. Inutile de comploter pour donner naissance à de telles scènes. Le député local Issam Jebri tire la sonnette d'alarme : les installations industrielles dépassent leur cycle de vie et représentent un danger similaire, voire supérieur, à celui de l'explosion de Beyrouth. Il rappelle que le président avait promis un plan d'urgence depuis cinq ans… et que les habitants attendent toujours. Et pourtant, le ministère de l'Industrie continue de consacrer son énergie à un autre projet : le transport hydraulique du phosphate, reliant les bassins miniers aux usines de Gabès et Skhira. Pendant que la population suffoque et réclame de l'air pur, le gouvernement s'intéresse au transit du phosphate… et non à celui de l'oxygène. Après la polémique, le communiqué officiel a finalement été retiré. L'ironie du calendrier n'a échappé à personne.
Gaz lacrymogène et inaction : la répression en prime Et comme si suffoquer et subir des émanations toxiques n'étaient pas suffisants, les habitants de Gabès doivent désormais composer avec une répression massive. Face aux manifestations, les forces de l'ordre ont usé de violences et de gaz lacrymogènes de manière excessive, entraînant des arrestations pour faire taire des citoyens en colère, certains blessés, parfois gravement. Mais la situation ne date pas d'hier. Elle pourrit depuis de nombreuses années. Le GCT néglige la situation depuis des décennies, fonctionnant avec des unités défectueuses et assimilables à de véritables bombes à retardement. Pendant ce temps, les habitants souffrent de maladies respiratoires chroniques : asthme, bronchites répétées, sinusites persistantes et autres affections pulmonaires aggravées par l'exposition constante aux produits chimiques. Les médecins rapportent également une hausse préoccupante des cancers pulmonaires touchant des adultes de moins de quarante ans, directement liés aux activités chimiques intensives depuis les années 1980.
Et pourtant, pour discréditer le calvaire des habitants, on les accuse d'exagérer leur malaise. On va même jusqu'à dire que les élèves – des enfants – simuleraient les cas d'asphyxie dont on est témoins grâce aux nombreuses vidéos circulant dans les médias et les réseaux. Le tout pour comploter contre le régime et déstabiliser le pays. Mais dans ce déferlement de théories et de boucs émissaires, les faits sur le terrain continuent de parler d'eux-mêmes. Pas besoin de lobby étranger pour exprimer sa colère : il s'agit simplement du droit élémentaire à un environnement sain et respirable.
À Gabès, le dicton se vérifie à la lettre : le bras de la raison a trahi, et le gouvernement accuse Soros. Pendant ce temps, les habitants continuent de suffoquer, de se faire gazer, de subir les effets dévastateurs de la pollution chimique sur leur santé et d'attendre qu'un jour quelqu'un assume enfin ses responsabilités...