Médecin anesthésiste respecté, ancien ministre de l'Environnement et figure de la scène politique, Riadh Mouakher a été acquitté la semaine dernière par la Cour d'appel de Tunis, après une longue détention commencée en mars 2023 et une libération intervenue le 20 février 2025. Son calvaire judiciaire, déclenché par une cabale numérique et une accusation sans fondement, interroge à la fois la machine médiatique, la lenteur judiciaire et une société qui se réjouit de la chute de ses élites. Peu de ministres avaient autant de crédit professionnel que Riadh Mouakher. Spécialiste en anesthésie et réanimation, il s'était forgé à la clinique Avicenne à El Manar une solide réputation de rigueur et de compétence aussi bien auprès de ses patients que de ses pairs. Son passage au ministère des Affaires locales et de l'Environnement, bien que controversé, avait été marqué par la création de la police environnementale et la lutte contre les sacs plastiques. Mais après le 25 juillet 2021, le destin de l'ancien ministre a basculé. Le 6 août, il apprend par les médias, puis oralement, qu'il est assigné à résidence. Aucun document, aucune explication officielle. Deux mois plus tard, le 5 octobre 2021, il publie un court communiqué — sa seule parole publique depuis quatre ans — où il explique n'avoir jamais reçu de notification formelle, malgré ses requêtes adressées au ministère de l'Intérieur et au tribunal administratif. Il y exprime son incompréhension, son sentiment d'injustice, et sa confiance intacte dans le chef de l'Etat. Il y affirme aussi être « prêt à rendre des comptes », convaincu de n'avoir « commis aucune infraction délibérée ». Cette confiance, pourtant, allait être cruellement mise à l'épreuve.
Un dossier vide, une instruction interminable Le 28 février 2023, Riadh Mouakher est placé en garde à vue. Quelques jours plus tard, le 9 mars, un mandat de dépôt est émis contre lui. Les pages proches du régime s'en donnent à cœur joie : elles crient victoire et l'érigent en symbole de la politique de Kaïs Saïed de lutte contre la corruption. Selon ces pages partisanes, il aurait touché des pots-de-vin lors d'un appel d'offres pour l'achat de véhicules Mahindra destinés à la police environnementale. Elles s'interrogent, dans la foulée, pourquoi le concessionnaire n'a pas été arrêté. Aucune preuve ne sera jamais produite. Le dossier, selon plusieurs sources judiciaires, était vide. Mais cela n'a pas empêché le juge de première instance, en novembre 2024, de le condamner à trois ans de prison. Dans le même dossier, un cadre de la Protection civile a écopé de deux ans de prison. Le mécanisme est connu : faire tomber des boucs émissaires pour donner un visage à la « lutte contre la corruption ».
La stratégie du silence : pari risqué, victoire tardive Face à cette avalanche de diffamations et d'injustices, Riadh Mouakher choisit le silence. Pas de déclarations, pas d'interviews, pas d'avocats sur les plateaux. Ce choix, risqué dans la Tunisie actuelle, a fini par lui rendre justice. En appel, le 20 février 2025, la Cour a ordonné sa libération et reporté l'examen du dossier. Huit mois plus tard, la semaine dernière, le verdict tombe : acquittement pur et simple. Il doit ce verdict à une juge intègre qui a choisi de prononcer sa décision en toute âme et conscience sur la base d'un dossier et de preuves et non sur celle de racontars de réseaux sociaux et d'ordres qu'elle va chercher à la chancellerie. Mais si la discrétion de Riadh Mouakher a fini par payer, elle n'a rien d'une stratégie universelle. Borhen Bsaïs et Mourad Zeghidi, eux aussi silencieux, ont été condamnés. Sonia Dahmani et Abir Moussi, qui ont choisi la médiatisation, également. D'autres, comme Mohamed Boughalleb et Chaïma Issa, ont retrouvé la liberté. En vérité, sous le régime de Kaïs Saïed, aucune ligne de conduite ne protège : ni la prudence, ni la parole.
Les pages de la honte Durant toute la détention de Riadh Mouakher, des pages Facebook prétendument « pro-Saïed » ont méthodiquement sali son nom. Chaque jour, elles publiaient des montages, des insinuations, des accusations. Elles présentaient l'ancien ministre comme un symbole de l'ancien système, un corrompu parmi d'autres. Malgré les plaintes déposées, aucun administrateur n'a été inquiété. L'impunité numérique a fait son œuvre, renforçant un climat d'intimidation et de haine politique. Le cas de Riadh Mouakher démontre la nocivité de cette propagande d'Etat : un homme diffamé, brisé, puis déclaré innocent. Aucun mea culpa, aucune rectification. Les accusateurs restent impunis, les rumeurs intactes. Cela ne touche pas que M. Mouakher, plusieurs autres personnalités politiques sont ciblées par ces mêmes pages, notamment l'ancien bâtonnier Chawki Tabib ou l'ancien ministre Mehdi Ben Gharbia. Ce dernier, bien qu'il reste encore en prison, a été acquitté dans les affaires de corruption dont l'accablaient ces pages. L'ancien bâtonnier est, à ce jour, interdit de voyage et continue à subir l'acharnement de ces autoproclamés proches du président. L'un et l'autre ont beau multiplier les plaintes judiciaires, ces administrateurs de pages continuent à salir l'honneur des gens en toute impunité. Peut-être plus grave encore que la machine judiciaire et le harcèlement de quelques pages, il y a cette jubilation populaire face à la chute des responsables politiques. Riadh Mouakher a été ministre sous Youssef Chahed : pour beaucoup, cela suffit à le rendre coupable. Il a interdit les sacs plastiques : pour d'autres, c'est un crime contre le petit commerce. Son acquittement ? Un détail. « Il mérite ce qui lui est arrivé », répètent, jusqu'à ce matin, ceux qui confondent justice et vengeance. Ce réflexe collectif, cette soif de punition, trahit une société qui a cessé de croire à la nuance. Une société persuadée que tout politicien mérite la prison, même lorsqu'il en ressort blanchi. C'est un mal profond, presque sociopathique : celui de la haine ordinaire.
Quand la justice se contredit Le volet judiciaire de l'affaire de Riadh Mouakher, lui, laisse songeur. Comment une même affaire peut-elle valoir trois ans de prison en première instance et un acquittement complet en appel ? Dans un Etat de droit cohérent, une telle divergence devrait susciter une enquête disciplinaire interne pour identifier le juge fautif. Dans certains pays, lorsqu'un jugement est renversé en appel, une inspection judiciaire est automatiquement ouverte. La Belgique, par exemple, prévoit que la Cour de Cassation peut engager des poursuites disciplinaires contre des magistrats, après qu'un manquement ait été constaté ou dénoncé, notamment quand une affaire a été renversée. En Tunisie, non. Ici, les verdicts contradictoires s'empilent sans conséquence, comme si l'erreur était normale. Or, dans une démocratie digne de ce nom, la justice doit se corriger, pas s'excuser en silence. Et c'est le citoyen qui en paie le prix. Et quel prix ! La loi tunisienne prévoit bien un dédommagement pour détention injustifiée — mais à hauteur de trois dinars par jour. Trois dinars pour chaque journée passée derrière les barreaux, coupé de sa famille, de son travail, de sa dignité. Pour Riadh Mouakher, cela reviendrait à environ deux mille dinars pour près de deux ans d'emprisonnement. Une aumône. L'Etat admet son erreur, mais en la tarifant comme un pain rassis. Dans d'autres pays, la réparation est proportionnelle au préjudice : plusieurs milliers d'euros par mois de détention injustifiée, des excuses publiques, une réhabilitation officielle. En Tunisie, on vous rend vos papiers et on vous dit : « C'est fini, rentrez chez vous. » Sauf qu'on ne rentre jamais vraiment chez soi après avoir été emprisonné pour rien.
La liberté, principe oublié Riadh Mouakher aura passé près de deux ans derrière les barreaux avant d'être innocenté. Il a souffert physiquement — son diabète s'est bien aggravé — et moralement. Ce cas illustre un principe fondamental trop souvent piétiné : la règle est la liberté, l'exception est la prison. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la Tunisie, consacre ce principe : la détention provisoire ne doit être qu'un dernier recours. Mais sous l'ère actuelle, elle est devenue la norme. Le juriste britannique William Blackstone le rappelait déjà au XVIIIᵉ siècle : « Mieux vaut que dix coupables échappent qu'un seul innocent soit puni. » La Tunisie, elle, semble avoir inversé l'adage : mieux vaut punir dix innocents que de voir un seul coupable libre.
L'acquittement de Riadh Mouakher ne ramène pas le temps perdu, ni la santé, ni la réputation. Son cas restera comme celui d'un homme que la machine politique, judiciaire et numérique a tenté d'écraser — et qui a choisi la dignité du silence à la clameur de la défense. Il est libre, certes. Mais le plus accablant, c'est qu'il l'ait été par exception.