Lutte contre le terrorisme oblige, le ministère de l'Intérieur multiplie ces derniers temps les arrestations de suspects. On les compte par milliers depuis le dernier attentat de Tunis. De quoi rassurer la population quant à la guerre menée par le ministère contre le terrorisme ? Pas si sûr, quand on sait que nombre de ces arrestations vont être immédiatement suivies par des libérations dès lors que les suspects passent devant les juges d'instruction.
La pression est à son comble en ce moment, au ministère de l'Intérieur. Les services de renseignement tunisiens et étrangers n'écartent pas la possibilité d'un acte terroriste en cette période de fêtes de fin d'année. Nombre d'ambassades étrangères établies à Tunis ont d'ailleurs alerté leurs ressortissants leur demandant de rester vigilants, d'éviter certains centres commerciaux et de se tenir éloignés des bâtiments sensibles et des rassemblements et mouvements de foule. Pour rassurer la population, Najem Gharsalli semble avoir mis les bouchées doubles, si l'on témoigne par les communiqués de son département annonçant, régulièrement, des arrestations de suspects dans des affaires terroristes. Combien y a-t-il vraiment de terroristes parmi les milliers de suspects arrêtés ? Le mystère demeure entier, puisque les avocats évoquent, quotidiennement, des cas d'arrestations abusives. Si les arrestations se comptent par milliers, les libérations par les juges de ces mêmes suspects se comptent par milliers également. Dès lors, il y a de quoi s'interroger si le ministre (ou ses équipes) ne sont pas en train de pratiquer la politique du chiffre pour rassurer la population quant à leur maîtrise de la guerre contre le terrorisme.
Dans la seule nuit du 22 au 23 septembre, les forces de sûreté ont procédé à 1142 arrestations. Dans la période du 13 au 19 septembre, ils étaient 757 suspects à être arrêtés dont 418 pour la seule nuit du 18. Le 11 septembre, on est carrément dans le spectacle avec une série de photos (toutes tagguées du logo du ministère comme le ferait tout média en manque de reconnaissance) d'un hélicoptère monté par un artisan-mécanicien dans son garage à Ben Arous. L'artisan en question avait un fils mort récemment dans le djihad en Syrie et un autre possédant un certain nombre d'ouvrages takfiristes. Ils ont fini tous les deux par être libérés après quelques jours de garde à vue. Tout comme les suspects arrêtés par la police française et montrés totalement nus devant les caméras lors de l'assaut de Saint-Denis du 18 novembre à Paris.
Avocate réputée de suspects dans les affaires terroristes, Ines Harrath témoigne le cas d'un certain K.Z. Son histoire a commencé il y a un mois et demi avec 15 jours de garde à vue à l'issue desquels il a été libéré par le juge d'instruction. Deux semaines après, il est de nouveau arrêté et il est de nouveau libéré par le même juge. Trois jours plus tard, il est encore une fois arrêté, cette fois avec son père et trois de ses frères dans une affaire impliquant trente personnes. Après 15 jours de garde à vue, il passe devant le juge qui le libère, ainsi que son père et un de ses frères. Après sa libération, le père appelle l'avocate pour lui demander de faire un recours pour qu'on lui rende sa voiture mise à la fourrière lors de son arrestation. Elle apprend dans la foulée que K.Z est de nouveau arrêté. Cherchant à comprendre pourquoi le père s'inquiète davantage pour la récupération de sa voiture que de la libération du fils, Ines Harrath est abasourdie par la réponse : « Même si vous obtenez sa libération, il sera de nouveau arrêté, occupez-vous de la voiture maître ! ». Cette histoire, racontée aujourd'hui vendredi 25 décembre 2015 par l'avocate, résume à elle seule le chassé-croisé des suspects libérés et arrêtés. La même histoire peut être racontée sur Seïfeddine Raïs, ancien porte-parole du mouvement terroriste Ansar Chariâa, arrêté et libéré à plusieurs reprises. L'avantage de toutes ces arrestations abusives, s'il y en a un, c'est qu'elles donnent l'impression que le ministère de l'Intérieur arrête les suspects par milliers.
C'est connu, les médias (et donc la population), raffolent de ces chiffres. Plus ils sont gros, plus ils sont accrocheurs. De savoir que la police est là pour arrêter les « méchants » et garantir aux « honnêtes citoyens » la sûreté et la quiétude. De cette politique du chiffre, l'ancien président français, Nicolas Sarkozy en a même fait une spécialité quand il était à la tête de l'Intérieur en fixant des objectifs bien déterminés d'interpellations et d'arrestations. Et on observe, d'ailleurs, en ce moment même le retour de cette politique en France avec l'annonce, régulière, d'un certain nombre d'arrestations et de démantèlement de cellules. De quoi s'interroger si Najem Gharsalli ne serait pas en train de suivre le même chemin en donnant à ses équipes des objectifs chiffrés d'arrestations par nuit. Car à quoi cela mène d'arrêter des personnes et de les présenter aux juges avec des dossiers vides au point que ces derniers ne trouvent aucun élément concret et légal pour émettre un mandat de dépôt ?
Le problème avec cette politique du chiffre est que ses conséquences sont désastreuses aussi bien pour les suspects et pour tout l'appareil judiciaire. Quant à la population, elle ne sera rassurée qu'un laps de temps puisqu'elle voit bien que le terrorisme n'a pas disparu pour autant avec toutes ces arrestations. Pour ce qui est des suspects, leurs conditions de détention sont tellement épouvantables qu'ils en sortent choqués à vie. Le risque qu'ils deviennent terroristes ou, au moins, sympathisants des islamistes radicaux s'en trouve décuplé après ces arrestations abusives et souvent musclées. Pour ce qui est de l'appareil judiciaire, les juges se trouvent confrontés, en l'espace de 24 heures, à des centaines de nouveaux dossiers qu'ils sont censés liquider dans des délais très courts, puisque la garde à vue ne saurait se prolonger indéfiniment et qu'ils ne peuvent émettre des mandats de dépôt sans qu'il n'y ait des preuves, voire même des débuts de preuve, contre les suspects. Fraichement élu, le président du syndicat des magistrats tunisiens Faycel Bousslimi indique « que le travail des juges est de plus en plus difficile et que 2000 juges tunisiens sont appelés à traiter près de trois millions de dossiers par an ». Soit plus de 1500 dossiers par juge par an, soit 5 dossiers à clôturer par jour ouvrable ! Or ceci est impossible même dans des affaires évidentes, que dire alors dans des affaires de terrorisme où un seul dossier peut exiger des mois de travail ? L'avocat Seifeddine Makhlouf, également connu pour être spécialiste dans les affaires des islamistes radicaux, soupçonne une volonté politique d'inonder les magistrats par des dossiers vides de telle sorte à ce qu'on les empêche d'accomplir leur travail dans les véritables affaires de terrorisme. Il n'y va pas de main morte et demande carrément à ce que l'on donne un seul et unique dossier par juge du pôle terroriste. Ce n'est qu'ainsi qu'on pourrait obtenir de l'efficacité.
Du côté des autorités, on ne nie pas que certaines arrestations soient abusives au vu des dossiers vides, mais on relève que l'on ne peut quand même pas attendre à ce que les terroristes passent à l'acte de préparation concrète d'un attentat pour qu'on les arrête. Le cas du terroriste Houssem Abdelli, auteur de l'attentat de Tunis qui s'est fait exploser dans le bus de la garde présidentielle, est emblématique. Il a bel et bien arrêté par la Garde nationale, mais faute d'éléments tangibles, il a été relâché. Idem pour certains auteurs des attentats de Paris bien connus par la police.
Que peuvent donc faire les autorités critiquées par l'opinion publique quand elles arrêtent des suspects, et lynchées quand cette même opinion publique apprend que le terroriste est passé entre les mailles du filet ? Les spécialistes occidentaux du terrorisme, notamment les juges, rejettent cette politique d'arrestations massives la décrivant comme un simple antalgique, destinée à calmer la population. Ils recommandent de privilégier le travail du service du renseignement pour atteindre les cibles.
En Tunisie, le service du renseignement a été dissous et cassé en mille morceaux par les islamistes et leurs inféodés, au prétexte que les autorités espionnaient les adversaires politiques du pouvoir. En cinq ans, le ministère de l'Intérieur a toujours du mal à se remettre de cette dissolution.