Il fallait frapper fort. Il y avait urgence. C'est que ça ne pouvait pas attendre, l'affaire est gravissime et il en allait de la sécurité nationale. Chose due, chose faite, la justice tunisienne n'a pas failli et a prononcé son verdict incessamment. Le dangereux criminel qui a porté atteinte aux sentiments des Tunisiens se voit condamné par contumace à un an de prison. Délivrance ! Justice est enfin rendue, l'honneur est sauf et la religion est protégée. Non, il ne s'agit aucunement d'un poisson d'avril. C'est bel et bien le verdict surréaliste rendu par un tribunal tunisien à l'encontre du DJ britannique ayant mixé, dans une discothèque, l'appel à la prière. L'artiste est accusé d'outrage public à la pudeur, d'atteinte aux bonnes mœurs et à la morale publique. C'est que la cabale menée sur les réseaux sociaux, le harcèlement et les menaces de mort à l'encontre du DJ ne suffisaient pas, le gouverneur, un nidaiste notoire, s'est vu investi de la noble mission de défendre la foi bafouée. En à peine quelques jours, notre justice, pourtant si indolente d'habitude, s'est empressée de réparer l'offense. Maintenant, il ne reste plus à nos autorités qu'à contacter Interpol et lancer un avis de recherche international contre le vil criminel.
Lorsqu'il s'agit de protéger le sacré contre les « profanateurs », de préserver la moralité contre les dépravations, la machine se met en marche rapidement pour condamner le condamnable. On jette dans le trou des jeunes par centaines pour avoir fumé un joint, on pratique un test anal sur des homosexuels qui n'ont rien demandé d'autre que de vivre leur vie comme tout un chacun. Les autres affaires de terrorisme, de viol ou de meurtre pourraient attendre.
Et qu'en est-il de la liberté de création artistique ? Une notion obscure dans nos contrées, frappées par un vent d'inquisition de plus en plus persistant, frappées par les interdits au nom de la morale, du respect d'une identité crispée, frappées par les interdits au nom de la religion. Alors, si les autorités s'érigent en protectrices du sacré, si les autorités jouent aux inquisiteurs et interviennent pour censurer ou suspendre une œuvre artistique, pour fermer un débit d'alcool légal, pour farfouiller dans l'anatomie d'un citoyen, quelle serait la différence avec une théocratie. Pourquoi s'étonner alors, si des voyous cassent la gueule au metteur en scène d'une pièce de théâtre jugée blasphématoire ou qu'ils s'attaquent à un resto-bar?
Le message que renvoient les autorités n'est-il pas dangereux et n'ouvrirait-il pas la porte à tous les dépassements au nom de la foi et des bonnes mœurs ? Faudrait-il qu'un syndicat des imams, à sa tête un obscurantiste nommé Ridha Jaouadi, fasse la loi ? D'ailleurs, l'affaire du DJ a été une aubaine pour cette bande de rétrogrades, qui a exigé, dès l'annonce du verdict, la fermeture immédiate de toutes les discothèques et les bars en Tunisie. Ce qu'ils veulent, un tourisme en conformité avec la Chariaa. Fêtards et touristes n'ont qu'à s'y résigner, ils n'ont qu'à fréquenter les mosquées pour éviter les dépravations. Serait-il exclu que ce syndicat ait un jour gain de cause ? Jeudi a été la journée des premières. Outre la condamnation du DJ, la justice a décidé de retirer deux exercices du manuel de grammaire de la 9ème année, sur la base d'une plainte déposée par ces pieux imams. Ces deux exercices porteraient atteinte au Coran et contiendraient des reproductions faussées de certains versets selon les plaignants. Fallait-il que la justice s'en mêle ? Le tribunal a jugé bon de supprimer les exercices incriminés, le syndicat des imams a réussi son coup en révisant un livre scolaire. Bientôt, on pourrait déposer plainte contre une partie du programme de philosophie jugé impie, ou demander la suppression d'un auteur qualifié de mécréant du programme de littérature, ou peut-être interdire l'enseignement de la théorie de l'évolution, celle du Big Bang ou le chapitre reproduction humaine… Qui sait !
Un sit-in pour la fermeture d'un resto-bar à Djerba, des manifestations pour fermer un point de vente d'alcool à El Jem, des imams appelant à la fermeture de tous les bars, une thèse de doctorat prétendant que la terre est plate s'appuyant sur des arguments religieux, un artiste tabassé à cause du titre de sa pièce de théâtre, un DJ qui se retrouve condamné à un an de prison pour avoir mixé un appel à la prière dans une discothèque, deux exercices supprimés des manuels de grammaire pour atteinte au Coran, encore des imams appelant à la fermeture, cette fois, de toutes les boîtes de nuit… C'est une série d'événements sans lien en apparence, mais qui révèle le mal qui ronge ce pays. Cette image de la Tunisie tolérante, ouverte et progressiste, s'approchera bientôt du mythe. Face à une islamisation rampante et pernicieuse de la société, face au danger que cela représente, les autorités laissent faire. Cela ne se passe pas sous la Troïka menée par les islamistes, mais sous un gouvernement d'union nationale censé être mené par un parti moderniste…