La loi sur la réconciliation administrative votée récemment par l'ARP, fait l'objet d'un recours en inconstitutionnalité devant l'Instance Provisoire de Contrôle de la Constitutionnalité des Projets de Lois (« l'Instance »).
Je ne dispose pas de tous les éléments à même de me permettre de m'associer modestement, au débat sur ce recours. Mais, je crois savoir que le défaut d'avis préalable du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) constitue l'un des principaux griefs adressés à la loi devant l'Instance. Cet avis est selon les textes, obligatoire, c'est-à-dire qu'il doit être requis par l'ARP, mais consultatif. Celle-ci n'étant pas tenue de le suivre.
Dans les faits, le CSM a été dûment saisi par l'ARP, deux mois environ avant le vote de la loi. Mais jusqu'à la date du vote, l'ARP n'a pas reçu l'opinion du CSM. Celui-ci justifie la non production de son avis, notamment par les vacances judiciaires et la non disponibilité des locaux pouvant abriter les réunions de son collège. Ces exceptions relèvent, à mon avis, plutôt de l'alibi. La réalité, telle que je la perçois personnellement, est que l'avis dans le cas d'espèce étant consultatif, la dilution du temps paraissait offrir pour la circonstance, l'unique subterfuge à même de bloquer le processus normatif, d'autant que l'objet de l'opinion n'est ni inédit, ni dense, ni encore moins, complexe. Mais au-delà, je vais occulter l'argument tiré du caractère raisonnable que devrait revêtir le délai au cours duquel une instance consultative devrait, faute de texte clair, rendre son opinion. Je suppose donc, que le retard pris dans la production de l'avis était justifié et que l'ARP, aurait dû partant, prendre son mal en patience et surseoir à délibérer sur le projet de loi pour quelque temps supplémentaire.
Que serait alors, ou que devrait-être la position de l'Instance ? Il faut regretter de prime abord, l'absence de jurisprudence constitutionnelle sur cette question précise, non seulement en Tunisie, mais aussi en France particulièrement, compte tenu du fait que le Droit public en Tunisie s'inspire largement de celui qui prévaut dans l'Hexagone. L'existence d'une opinion prétorienne sur la problématique soulevée, aurait certainement été salutaire. Mais, qu'importe. Je vais construire mon raisonnement sur les acquis jurisprudentiels du contrôle de l'excès de pouvoir qui incombe au juge administratif, tant il est vrai que « pour l'essentiel, le contrôle de la constitutionnalité des lois peut être regardé comme un contrôle de l'excès de pouvoir législatif ». (G. Vedel, « Réflexions sur quelques apports de la jurisprudence du Conseil d'Etat à la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; in Mélanges René Chapus : droit administratif. - Paris : Montchrestien, DL 1992, cop. 1992). « Et même si les missions respectives du juge constitutionnel et du juge administratif sont radicalement différentes, une démarche intellectuelle analogue les guide dans l'exercice de leur fonction juridictionnelle : définition des normes de référence, de ce que constitue la violation de la norme supérieure, des zones de compétence liée et de pouvoir discrétionnaire etc., et mise en place d'outils d'analyse tels que les divers degrés de contrôle ou la classification des griefs ». (Odile De David Beauregard-Berthier, « Le contrôle du détournement de procédure en matière d'élaboration des lois » ; Revue française de droit constitutionnel ; 2009/3 (n° 79).
Les différents cas d'ouverture du contrôle de constitutionnalité des lois sont sommairement, l'incompétence, le vice de forme ou de procédure, la violation substantielle de la Constitution et le détournement de pouvoir et de procédure. (Voir G. Drago, Contentieux constitutionnel français ; Revue internationale de droit comparé, Année 1999, Volume 51 Numéro 3 pp. 691-692). L'absence de l'avis du CSM dans le cas traité ici, est un vice de procédure qui touche à ce qu'on appelle « la légalité externe » de l'acte attaqué. Il y a vice de procédure lorsque l'auteur d'une décision méconnaît l'une des règles organisant la procédure d'élaboration des actes administratifs. (Pierre Tifine, Droit administratif français, 2013). L'examen de la légalité externe porte d'abord sur l'incompétence de l'auteur de l'acte, qui constitue un moyen d'ordre public qui doit être soulevé d'office par les juges. La légalité externe couvre également le vice de procédure et le vice de forme, qui ne constituent pas des moyens d'ordre public, et qui doivent donc être soulevés par les parties.
Traditionnellement, en France, les juges opéraient une distinction entre les vices de procédure substantiels, qui sont sanctionnés par l'annulation de l'acte et les vices de procédure non substantiels qui n'encourent pas l'annulation. Cependant, il arrivait que la violation de formalités substantielles n'entraîne pas de sanction dès lors qu'il apparaissait que dans les circonstances de l'espèce, l'inobservation de ces formalités n'avait pas eu d'influence sur la décision prise ou dès lors que le respect de cette règle s'est avéré impossible au cas d'espèce.
Le Droit français a nettement évolué sur cette question. La loi n°2011-525 du 17 mai 2011 dite de simplification et d'amélioration de la qualité du droit (JO 11 mai 2011) porte la marque de cette évolution. L'article 70 de cette loi a en effet, abandonné la distinction entre vices de procédure substantiels et vices de procédure non substantiels et considère que « lorsque l'autorité administrative, avant de prendre une décision, procède à une consultation d'un organisme, seules les irrégularités susceptibles d'avoir exercé une influence sur le sens de la décision prise au sens de l'avis rendu peuvent, le cas échéant, être invoquées à l'encontre d'une telle décision ». Selon la doctrine, ce texte conduit le juge à avoir une démarche très concrète qui le conduit à évaluer quelle est l'influence de la règle violée sur la décision qui a été prise. En d'autres termes, cette évolution « place le juge en arbitre subjectif des intentions plutôt qu'en marqueur des irrégularités » (EDCE 2011, p.126). Dans un arrêt d'Assemblée du 23 décembre 2011 (Danthony ; requête numéro 335033), le Conseil d'Etat a précisé les conditions de mise en œuvre de l'article 70 précité. Les juges considèrent que ces dispositions s'inspirent « du principe selon lequel, si les actes administratifs doivent être pris selon des formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d'une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n'est de nature à entacher d'illégalité la décision prise que s'il ressort des pièces du dossier qu'il a été susceptible d'exercer, en l'espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu'il a privé les intéressés d'une garantie ».
Ainsi donc, toute violation d'une règle de procédure n'est pas nécessairement sanctionnée par le juge. Dans le cas qui nous intéresse, tout porte à considérer le défaut d'avis du CSM comme étant non substantiel, en raison de son caractère consultatif et donc non susceptible d'exercer une influence sur le sens du vote de la loi.
* Centre International Hédi Nouira de Prospective et d'Etudes sur le Développement