Comprendre l'impôt pour mieux le payer, telle est la mission que s'est lancée l'Association tunisienne des économistes (ASECTU) à travers une réflexion présentée ce jeudi 19 octobre 2017 sur le concept de justice fiscale en Tunisie. Pour contrer les fausses bonnes idées et les analyses superficielles qui sévissent à l'aune de la LF2018, l'association a fait un état des lieux du système fiscal en 2015 en démontrant que sa complexité et son intelligibilité incitent de lui-même à la fraude et à l'évasion fiscale. Tel quel, « ce système ne conduira jamais à la justice fiscale ! ».
Présentée en 4 parties, la conférence organisée par l'ASECTU à l'hôtel Africa, à la capitale, a mis le doigt sur les aberrations du système fiscal tunisien à l'heure où des débats très vifs ont lieu sur la loi de Finances 2018. La réflexion, qui porte sur l'exercice 2015, est intitulée « Ancrage de la justice fiscale et mobilisation des ressources propres ». Elle a été réalisée grâce à l'appui de la Fondation Hanns Seidel par Mohamed Haddar, économiste, professeur universitaire à la retraite et président de l'ASECTU et Mustapha Bouzayene, économiste et statisticien. Tout au long de la conférence, les deux économistes ont tenté de répondre aux 4 questions suivantes : « Qui ne déclare pas ses revenus au fisc et sur quelles bases ? Qui paie réellement ses impôts et combien ? Qu'en est-il de la législation fiscale actuelle et à combien estime-t-on l'évasion fiscale ? ». Comme point de départ, l'étude a rappelé que « le paiement de l'impôt, conformément à un système juste et équitable, constitue un devoir pour tous les citoyens » comme le stipule l'article 10 de la Constitution. Un devoir qui a pour corollaire direct « l'obligation qu'à l'Etat de garantir le recouvrement de l'impôt et la lutte contre l'évasion fiscale et la fraude ». Mohamed Haddar a évoqué le passage de 10 gouvernements, 8 ministres des Finances et 13 lois de Finances et lois de Finances complémentaires « ce qui démontrent clairement l'instabilité dans laquelle se trouve l'économie tunisienne ». Il a aussi ajouté que « toutes ces lois de Finances se sont traduites par plus d'impôts, d'endettements et de déficits et qu'à chaque fois ceux qui ont été imposés de nouveau ont contesté ces lois ». Dénonçant le débat malsain et stérile qui a lieu actuellement, il s'est interrogé « Jusqu'à quand va perdurer cette fuite en avant et cette dégradation des finances publiques ? ».
Alors qui échappe au fisc en Tunisie ? Selon l'étude, le tiers de la population active employée soit 32.3% exerce dans l'illégalité. Une frange de la population que le fisc ne connait pas et qui échappe donc aux services des impôts. Par ailleurs, sur 2641 mille emplois salariés, plus du cinquième soit 508 mille d'entre eux occupent un emploi dans des activités informelles ou non déclarées. L'étude ajoute également que « la moitié des contribuables répertoriés sont en défaut. C'est-à-dire que sur 734 mille contribuables, 365 mille sont en défaut dont 302 mille personnes physiques et 63 mille personnes morales »…
A contrario, qui paie ses impôts en Tunisie et combien ? L'étude met en évidence que la charge fiscale est très mal répartie en Tunisie. Ainsi, les salariés représentent 84% des contribuables et le montant de leur impôt s'élève à 1820 dinars. 26% des salariés ayant un revenu inférieur à 5000 dinars ne paient pas d'impôts. Ceux qui ont un salaire annuel compris entre 5 et 20 mille dinars (51%) contribuent quant à eux à hauteur de 49% des impôts sur leur salaire. Par ailleurs, ceux qui ont un revenu supérieur à 20 mille dinars (13%) paient 51% des impôts sur leur salaire. Sur les 414 mille personnes assujetties au régime forfaitaire, 219 mille sont en défaut selon l'étude menée. « Sur la base de leurs déclarations d'impôts, tous les forfaitaires ainsi que 30% des bénéfices non commerciaux (BNC) vivraient en dessous du seuil d'extrême pauvreté… » ajoute l'étude. Pour ce qui concerne les sociétés, il s'avère que 75% des impôts est supporté par 13% des entreprises réalisant un chiffre d'affaire supérieur à 1 million de dinars. 250 grandes entreprises tunisiennes supportent quant à elles, 75% de l'impôt des grandes entreprises et 50% de l'impôt sur les sociétés.
Et la législation fiscale dans tout ça ? Selon les deux économistes qui ont élaboré cette étude de 2015, « la complexité et l'instabilité du système fiscal ainsi que sa non-transparence incitent à la corruption et à la fraude tout en plombant les investisseurs ». En effet, le contribuable nage dans un océan de mesures fiscales inintelligibles. Il n'hésitera pas à remettre en question son devoir fiscal et la légitimité de l'impôt s'il n'y comprends rien. Par ailleurs, l'ASECTU ajoute également que le contrôle fiscal est quasi absent en Tunisie. Ce qui nous amène à la quatrième partie de la conférence posant la question polémique actuelle « A combien estime-t-on l'évasion fiscale ? ». Pour l'ASECTU, la part du secteur informel dans l'économie tunisienne est de 30%. Les économistes appellent vivement « l'administration fiscale à se moderniser et à exercer son rôle de contrôle afin de recouvrer les ressources de l'Etat ».
Dans une démarche scientifique et étudiée, l'ASECTU a également dénoncé la démarche suivie par les pouvoirs publics « qui ne se concentrent que sur des solutions de facilités en surtaxant toujours les mêmes contribuables et en optant continuellement pour l'imposition à la source ». Des mesures qui ont menées à l'injustice fiscale et ont engendrées un fort taux d'évasion fiscale. L'étude a même évoqué « le caractère insoutenable des mesures fiscales en Tunisie » tout en donnant une piste que les pouvoir publics pourraient suivre. Tout d'abord, il s'agirait de simplifier le système de taxation, notamment pour la TVA, puis d'améliorer la capacité de l'Etat à lever l'impôt, cela en vue de garantir la justice fiscale et enfin de favoriser l'expression d'un compromis politique et d'un débat démocratique pour favoriser le vivre-ensemble.
L'étude lucide et réaliste élaborée par l'ASECTU a souligné qu'un contribuable rationnel placé face à une armada de textes et de réglementations obscures, à une administration aux méthodes archaïques et dont le contrôle est inexistant optera pour « l'informalité et à défaut paiera des pots de vin ». Ce qui est également révélé concerne la faillite de l'administration fiscale, en tant qu'appareil d'Etat, qui n'a pas réussi à exercer son pouvoir de contrainte convenablement. De franches constatations qui prouvent qu'une refonte du système fiscale tunisien est désormais indispensable.