Le destin a voulu que nous vivions un télescopage malheureux entre les présidentielles et législatives; ce qui n'a pas manqué de déstabiliser les partis et de brouiller les cartes. Les électeurs ont subi, non sans difficultés ce brouillage, qui a donné la primeur et la primauté aux présidentielles, pour un régime hybride, où le parlementaire devrait, normalement, être prééminent. L'ancrage historique de la prépondérance du présidentialisme, dans l'inconscient des Tunisiens, a, encore plus, contribué à brouiller les pistes et à focaliser sur le président à qui on attribuait, de fait, toutes les prérogatives dans une interprétation extensive fantaisiste de la Constitution. Ainsi, à avoir entendu la majorité des candidats, la sécurité nationale couvrirait tous les domaines rendant, de fait, superflu, voire insignifiant, le rôle du gouvernement. Cette dérive reflète notre précocité dans l'apprentissage des règles du jeu institutionnel, et l'immaturité politique de nombre de candidats, vendeurs de chimères, où l'irréalisme rejoint, souvent, l'utopie.
On verra que dans la réalité, la marge de manœuvre du futur président est réduite. Il pourra, certes, en concert nécessaire avec le parlement (s'il dispose d'une bonne ceinture politique) et, surtout, avec le chef de gouvernement, initier des actions dans certains domaines. Toutefois, tout ce qui est demandé au futur président est d'appliquer convenablement, toutes ses prorogatives constitutionnelles, et rien que ses prérogatives convenablement, en assurant l'unité du peuple et de la nation, la souveraineté nationale, la sécurité de nos frontières, le bon voisinage et la bonne entente, sans alignement aucuns aux plans régional et international; d'apparence simples ces taches sont à la fois difficiles et très importantes. Les risques d'aventurisme et de confrontation institutionnelle existent toujours, et on espère que le futur président nous évitera l'instabilité et l'insécurité qui nous couleront tous.
C'est indéniable que les législatives se présentent sous de mauvais hospices. La campagne est feutrée et encore parasitée par les présidentielles ; et nous voyons des candidats centrés sur leurs régions, ce qui se justifie, mais, du coup, nous perdons de vue que les députés vont représenter la nation dans son ensemble. Nous avons, donc, un besoin urgent d'être éclairés par ces candidats sur nombre de questions essentielles : Quelles lois se proposent-ils d'initier ? Quelles sont leurs priorités en termes de lois ? Quel gouvernement ? Quel programme pour sortir de la crise ? Quelles réformes ? Pour quel coût ? Quel type d'alliance ou autre forme de coalition avec d'autres et lesquels ? Quels programmes communs pour gouverner ? Et quels contours de ces programmes ? Ces dernières questions sont cruciales et vont déterminer la suite.
En effet, compte tenu des résultats du 1er tour des présidentielles, les courants se voulant alternatifs aussi bien ceux issus du cœur du système politico-médiatique que ceux issus de sa périphérie dans ses variantes radicales et ou révolutionnistes et conservatrices vont certainement conforter leur percée, mais dans certaines limites. Nous aurons probablement une représentation très éclatée à l'italienne ou israélienne poussant aux coalitions, et toutes formes d'alliances où les petits groupes seront d'un appoint appréciable et où la formation d'une majorité stable sera plutôt problématique. De nombreux marchandages vont se produire avec le risque d'ententes opportunistes, aux distributions des postes et aux ententes factices, non basées sur de vrais programmes de gouvernement. Ces derniers ne s'improvisent, malheureusement, pas. D'où, le risque de retomber dans les mêmes pratiques de répartition des fonctions selon les quotités partisanes laissant grande la porte ouverte à l'ingouvernabilité et, donc, à l'instabilité, qui sont assassines pour l'économie du pays, déjà en situation de grand stress
Les législatives sont essentielles; les risques quant à leur issue paraissent sérieuses. Les temps sont donc difficiles et risquent d'être encore plus difficiles, car il faut convenir que l'issue du 1er tour des présidentielles et le remodelage du paysage politique qui en a résulté contribuent à compliquer les choses et à alimenter plus les incertitudes et les doutes. La percée des courants se voulant alternatifs avec un discours radical, révolutionniste, anti élitiste, souverainiste et conservateur nous interpelle de fait. Ces courants rejoignent ce nouveau « main stream » mondial qui se déploie de plus en plus en stigmatisant les élites politiques en prônant le souverainisme, le repli national identitaire et mettant en avant les valeurs et postulats conservateurs ou néo-conservateurs. La Tunisie n'échappe pas à cette trame profonde ou passagère. L'avenir le dira. Il est légitime de se demander pour notre pays, qui connaît une transition démocratique difficile heurtée et non stabilisée encore, s'il y a, en raison de l'émergence de ces nouveaux courants, un risque pour le retour de clivages idéologiques nouveaux déstabilisateurs ; le camp de la Révolution et les autres, ou les camps du révolutionnisme et celui de la révolution. Nous avons payé un lourd tribut à cause des clivages idéologiques de 2011 à 2014. Allons-nous encore payer un autre prix ? Ce risque est réel et ses prémisses sont déjà à l'œuvre, ce qui augure d'une période de doute et d'incertitude qui risque de faire passer à la trappe la question économique.
Le souffle de la révolution n'est en fait exclusif de personne car la révolution a été une œuvre commune et personne ne peut se singulariser dans son appropriation. Ne tombons pas dans cette trappe et pensons ensemble à continuer à consolider notre démocratie et hâter le décollage économique si nécessaire et, qui reste encore, à notre portée. Les acteurs politiques qui adhérent aux valeurs de la république civile, de la démocratie et aux grands principes de la REVOLUTION de 2011 SE DOIVENT d'auto extirper leur Ego en plaçant la patrie au-dessus de tout pour s'entendre sur un dénominateur commun minimal, mais clair, précis et connu de tous pour tenter de limiter au mieux les dégâts actuels et à venir et pour préserver l'essentiel. J'adhère avec force a toutes les initiatives allant dans ce sens. Puissent ces appels insistants trouver un écho et une réalisation sur le terrain. EST-IL TROP TARD ?
Azzam MAHJOUB, UNIVERSITAIRE SENIOR (Professeur émérite d'économie à l'Université de Tunis ; expert international sur les questions relatives aux droits de l'Homme liées au développement et aux relations régionales et internationales)