L'Emir du Qatar a passé deux jours en Tunisie sur invitation du président de la République, Kaïs Saïed. S'il est tout à fait dans les prérogatives du chef de l'Etat d'entreprenne ce genre de rencontres, une idée ou une certitude se dégage des premières visites de haut niveau. L'arrivée à Tunis de Cheikh Tamim bin Hamad Al-Thani n'a pas déchainé les passions comme celle du président turc Recep Tayyip Erdogan fin décembre. Il faut dire qu'après le feuilleton des concertations gouvernementales, les Tunisiens ont fait une overdose de l'actualité politique. Puis, notre classe politique est obnubilée par cette nouvelle étape qui verra partir Youssef Chahed et l'arrivée de la nouvelle équipe d'Elyes Fakhfakh, avec tout ce que cela représente comme changement des rapports de forces. Donc, nous avons la troisième visite officielle d'un dirigeant homologue de Kaïs Saïed. Bien évidemment, il a reçu des représentants d'autres Etats, mais ils n'étaient pas, si l'on ose dire, de premier rang. Ce qui interpelle, c'est que depuis son investiture il y a plus de 100 jours, le chef de l'Etat n'a reçu que des dirigeants faisant partie de l'axe qatari.
En pleine crise libyenne, alors qu'il se disait œuvrer pour un rapprochement entre les factions dissidentes en Libye, Kaïs Saïed a fait le choix de n'accueillir que le président du Conseil présidentiel du gouvernement d'union nationale, Fayez el-Sarraj. Celui-là même qui a appelé les Turcs à intervenir dans son pays pour contrer l'autre camp de l'Est, représenté par le Maréchal Haftar. Quelques semaines après, citoyens et médias tunisiens sont surpris par la visite du président turc Recep Tayyip Erdogan, qui n'a pas hésité à faire part de ses plans expansionnistes en Libye. Tout cela en présence d'un chef de l'Etat qui le laisse dire sans ciller et sans prendre en compte l'incidence de tels propos sur la perception de la position tunisienne. La tradition diplomatique de la Tunisie avait pris un sacré coup, d'autant que les agissements de la présidence nous ont jetés de plain-pied dans les luttes géostratégiques qu'on aurait pu éviter. L'arrivée de l'Emir du Qatar serait-elle en quelque sorte le signe que le président de la République a choisi son camp ? Du moins, cette visite conforte l'idée d'un alignement de la Tunisie sur l'axe Turquie-Qatar.
Au cours de la conférence conjointe tenue entre le président de la République et l'Emir du Qatar, Kaïs Saïed a insisté sur la concordance des points de vue « sur les questions arabes et internationales d'intérêt commun, notamment, la crise libyenne et la cause palestinienne ». Il a ainsi indiqué que la rencontre a porté sur la nécessité de parvenir à une solution libo-libyenne, mais aussi que l'accent a été mis sur l'importance du respect de la légitimité internationale en ce qui concerne la Cause palestinienne. On nous confirme donc la concordance du point de vue tunisien avec celui qatari. Pour ce qui est de la Libye, c'est plié. Les signaux envoyés par la présidence sont assez clairs. On préfère le camp de l'Ouest, soutenu par les Qataris et les Turcs, en dépit des démentis à demi-teinte. L'Emir du Qatar n'avait-il pas réitéré le soutien de son pays au gouvernement d'union nationale, notamment sécuritaire et économique. Pour ce qui est de la Cause palestinienne, cela devient étrange. Kaïs Saïed qui se dit contre toute normalisation avec Israël et qui s'élève contre l'injuste colonisation subie par les Palestiniens, est donc en accord avec la position des Qataris.
Kaïs Saïed ignore, peut-être, que la Qatar a été l'un des premiers pays arabes à ouvrir des canaux de communication avec Israël sans s'en cacher outre mesure. Les relations établies entre Doha et l'Etat sioniste concernent d'ailleurs tous les secteurs. Quant au « Deal du siècle » annoncé par le président américain Donald Trump, le petit Etat du Golfe ne s'y oppose pas vraiment. Aucune déclaration qui reflète un rejet explicite du plan américain. Mais encore, le Qatar avait participé aux réunions pour finaliser le projet du « Deal du siècle » un jour avant l'annonce officielle. Pour détourner l'attention de sa position dissimulée en faveur de ce plan, le Qatar avait salué, via ses médias officiels, les efforts de Trump qui cherche à résoudre le conflit israélo-palestinien « du moment qu'ils respectent la légitimité internationale ». Cela lui a valu une réponse du Département d'Etat US qui a insisté sur le manque de clarté du Qatar.
A moins donc qu'en cours de route Kaïs Saïed ait changé d'avis, la concordance des points de vue sur la question palestinienne semble étrange, voire contraire à toutes les sorties enflammées du président de la République en faveur de la Cause. Le chef de l'Etat semblait tellement satisfait de la visite de Tamim bin Hamad Al-Thani qu'il lui a fait une belle déclaration : « J'ai l'impression de vous connaitre depuis longtemps », lui a-t-il lancé en l'accompagnant au pied de l'avion. Est-ce peut-être les promesses financières faites par le Qatar qui ont motivé cet élan de sympathie.