Avec les récentes élections, présidentielle et législatives, le feuilleton de la formation du gouvernement et la crise sanitaire qui s'est abattue sur le monde en début d'année, l'opinion publique a quelque peu relégué aux oubliettes l'affaire Sami El Fehri. Un communiqué de l'AMT et la récente annonce de suspension de l'émission politique phare d'Elhiwar Ettounsi, sont venus raviver les questions qui entourent l'affaire. Questions qui ne concernent plus désormais l'innocence ou la culpabilité du prévenu mais ont plus trait au processus juridique rendu compliqué et qui sème le doute sur les réelles motivations de son arrestation…
Sami El Fehri ne constitue en rien une menace pour la sûreté nationale et pourtant, alors que son affaire est en cours d'instruction, il croupit en prison depuis des mois et tous ses recours ont été rejetés. Comparu aujourd'hui même devant la cour de cassation de Tunis, Sami El Fehri s'est vu rejeter un recours contre le mandat de dépôt émis à son encontre.
Arrêté depuis le 5 novembre, Sami El Fehri a subi un interrogatoire de plus de dix heures, une descente musclée a été effectuée à son domicile devant sa femme et ses enfants à un moment où les élections étaient à peine achevées et que le nouveau paysage politique commençait à se dessiner. Accusé de blanchiment d'argent et d'abus de pouvoir, l'homme de média a eu droit à un traitement qui rappelle étrangement celui réservé aux personnalités « gênantes ».
Le 5 novembre, le porte-parole du pôle judiciaire économique et financier Sofiène Selliti annonçait la nouvelle, le ministère public près du pôle judiciaire, économique et financier, en collaboration avec la brigade d'investigation sur les crimes économiques et financiers, a ordonné l'arrestation et la mise en garde à vue de Sami El Fehri, de l'administratrice judiciaire et du gérant d'Eight prod pour les raisons d'enquête relatives à l'affaire d'abus à Cactus Prod. « Les trois personnes indiquées seront placées en garde à vue pendant 5 jours pour suspicions de blanchiment d'argent, abus de pouvoir d'un fonctionnaire public et outrage aux mesures et procédures d'usage. Après l'interrogatoire de Sami El Fehri, lundi 4 novembre 2019, et le report de l'affaire au 26 décembre 2019, la brigade d'enquêtes dans les crimes économiques et financiers a poursuivi ses travaux sous la supervision du ministère public qui a autorisé l'arrestation de Sami El Fehri, de l'administratrice judiciaire et du mandataire légal de la chaîne » a-t-il précisé.
A l'heure de son arrestation, Sami El Fehri était déjà interdit de voyage tout comme son épouse, suite à une plainte déposée par le ministère des Finances pour mauvaise gestion de biens confisqués et suspicion de corruption à travers la signature de contrats en infraction des réglementations en vigueur, notamment, la société Cactus Prod et d'autres sociétés. Le timing de son arrestation avait alors suscité des interrogations quant au tournant politique que prend l'affaire car au moment même où il a été arrêté, de multiples descentes policières jusqu'à l'aube ont eu lieu, chez Sami El Fehri, chez des parents et de proches amis, et ce en plus des sièges de la société de production et de la chaîne de télévision. L'avocat Abdelaziz Essid avait alors indiqué que les agents recherchaient les enregistrements du documentaire spécial réalisé par Sami El Fehri à propos du financement illicite du parti islamiste Ennahdha. En effet, Elhiwar Ettounsi avait annoncé la prochaine diffusion du documentaire en question et les dirigeants du parti islamiste ont explicitement menacé Sami El Fehri de poursuites judiciaires s'il décide de le faire, allant jusqu'à dire que ce faisant, il leur a déclaré la guerre.
Ce n'est donc pas le fond de l'affaire, qui traine disons-le depuis des années, qui pose problème, mais surtout sa forme. Quand Sami El Fehri a été arrêté, Abdelaziz Essid le disait clairement : « Les interrogatoires vont se poursuivre aujourd'hui sans qu'il n'y ait officiellement aucune affaire devant la justice et aucun juge d'instruction saisi. Seul le Parquet décide donc d'interdire de voyager, de placer en garde à vue, de faire des descentes policières. Nous n'avons pas vu cela dans les plus grandes affaires de terrorisme ».
Le 31 janvier, l'avocat évoquait un chantage et des menaces dont aurait fait l'objet son client. « Aujourd'hui, nous faisons confiance à la justice malgré tout ce qui s'est passé. Au départ, j'allais évoquer certaines pratiques. Les auteurs savent de quoi je parle et je détiens des preuves irréfutables. Mais je ne vais pas opter pour l'escalade. Je ne veux pas parler des coulisses de l'instruction et je me limiterai à la discussion des articles de loi parce que les données que je détiens peuvent provoquer un séisme » avait-il assuré, avant de souligner que le droit de la défense a été bafoué et la chambre des mises en accusation s'est réunie toute seule, sans la présence de la défense.
« Je souhaite que les juges s'abstiennent et évitent d'être impliqués dans ces sales besognes. Comment la Cour de cassation émet sa décision tard dans l'après-midi et on se retrouve avec un nouveau mandat de dépôt le lendemain ? Comment les procédures ont pu être faites avec une telle rapidité. Ce qui s'est passé est une première » a ajouté Me Essid, excédé après que la Cour de Cassation ait décidé de la libération de Sami El Fehri et que la décision n'a pas été appliquée. Le ministère public avait alors interjeté appel et la chambre des mises en accusation a émis un nouveau mandat de dépôt, le tout en un temps record ne dépassant pas une demi- journée. Un enchevêtrement de mesures, de procédures et de décisions qui n'ont eu au final qu'un seul résultat, le maintien en prison de l'accusé.
Le 10 février c'est l'AMT (Association des magistrats tunisiens) qui publiait un communiqué pour évoquer « les divergences et les amalgames concernant les mandats de dépôt émis à l'encontre de personnalités influentes » et l'application des dispositions du Code des procédures pénales au sein des chambres de la Cour de cassation, ou entre la cour de cassation et la Cour d'appel. L'Association insistait sur la gravité de ces divergences « ayant même atteint une contradiction dans l'application des dispositions du Code des Procédures pénales dans l'absence des mécanismes d'unification des efforts de la jurisprudence». « Bien que ces divergences ne concernent que les affaires liées à des personnes influentes impliquées dans des affaires de corruption, de blanchiment d'argent, de contrebande et de terrorisme, elles ont affecté la confiance générale dans la justice, tout en portant atteinte au principe de l'égalité devant la loi » disait l'association des magistrats.
Pour mettre fin à tous les différends juridiques soulevés entre les chambres de la Cour de Cassation et la Cour d'Appel, le premier président de la Cour de Cassation avait fixé la date du 2 juin pour examiner l'affaire de Sami El Fehri, sans qu'elle ne soit examinée par les chambres réunies. Réagissant à cela, l'AMT s'est dite attachée, dans un communiqué publié le 30 mai, à ce que les chambres réunies prennent en charge l'affaire, dans la mesure où elles constituent la plus haute instance juridique, appelant dans ce contexte, la chambre de la Cour de Cassation en charge de l'Affaire à se déporter du dossier et le remettre à nouveau au premier président de la Cour de Cassation pour qu'il le soumette devant les chambres réunies.
L'association appelait ainsi à la nécessité de mettre en place les conditions et le climat nécessaires pour les juges des chambres réunies afin qu'ils assurent leurs missions en toute indépendance et loin de toute forme de « pression ». C'est d'ailleurs en faisant référence à ces pressions que la Ligue Tunisienne pour la Défense des droits de l'Homme a mis en garde contre l'implication de l'institution judiciaire dans les conflits politiciens, en faisant justement référence à l'affaire Sami El Fehri.
La LTDH a souligné que l'élimination des adversaires à travers des procédures taillées sur mesure porte atteinte à la crédibilité de l'Etat. « Ce qui s'est passé les 29 et 30 janvier 2020, en refusant l'application de la décision de la Cour de Cassation relative à la libération de Sami El Fehri, tout en le maintenant séquestré illégalement à la prison d'El Mornaguia, et l'émission d'un nouveau mandat de dépôt avec une rapidité sans précédent, fait soulever des doutes et porte préjudice à l'autorité judiciaire » avait-elle précisé dans un communiqué datant du 8 février 2020. Et d'ajouter que ces pratiques reviennent à une exploitation de l'appareil judiciaire pour des règlements de comptes politiques et une mise au pas des médias.
On ne peut plus désormais citer l'affaire Sami El Fehri sans penser à celle dont a fait aussi l'objet le patron de Nessma, Nabil Karoui. I-Watch, se basant sur un rapport datant de 2016, a déposé une plainte contre Nessma Network, pour blanchiment d'argent, évasion fiscale et escroquerie. D'abord entendu en tant que témoin, Nabil Karoui, s'est retrouvé du jour au lendemain sur le banc des accusés, alors même qu'il grimpait dans les sondages pré-électoraux et que sa candidature à la présidentielle se confirmait. Arrêté en juin 2019, Nabil Karoui, a interjeté de nombreux recours avant d'être finalement libéré en octobre et disputer le second tour qui l'opposait à Kaïs Saïed. On a parlé alors d'une négociation qui aurait permis ce revirement de situation et les faits ne l'ont pas démenti.
De nombreux observateurs ont donc fait le lien entre les deux affaires. Les procédures interminables, l'excès de zèle, le timing douteux auquel sont « déterrés » les dossiers évoquent selon certains une justice « instrumentalisée ». Sami El Fehri s'est attaqué au nouvel « establishment » et il a été très facile de lui trouver une « affaire », maintenant quel est au juste le rôle de la justice et que devrait-il être? Telle est la fatidique question…