Des soirées comme ça, on devrait en voir plus à Carthage. Le concert qui a réuni l'Algérien Idir et le Sénégalais Ismaël Lô avant-hier avait tous les arguments de la réussite : deux artistes chevronnés que le public connaît très bien et une présence africaine métissée. Les trois quarts du théâtre romain étaient occupés, et les gens affluaient encore, quand Ismaël Lô est entré sur scène avec cinq musiciens et une chanteuse, en magnifiques costumes inspirés des habits traditionnels sénégalais. Bercée par sa musique où, quand ce n'est pas l'harmonica qui s'exprime, le son de la guitare l'emporte sur le reste des instruments (batterie, percussions, guitare basse, orgue), la soirée a commencé en douceur. Un « j'entends pas » par-ci, un « Tunis ya habibi », intégré dans une chanson par-là, le chanteur-compositeur s'est dès le début engagé dans un dialogue avec le public qui, lui, a mis un peu de temps à réagir. A force d'insistance, Ismaël Lô a réussi à le remuer et à l'entraîner dans son jeu. Il a même improvisé une compétition de chant entre femmes et hommes au sein du public. La bonté et la générosité qui se dégagent de cet homme, par ses mots et ses gestes, passent aussi par sa musique. Ballades ou compositions rythmées, ses chansons parlent d'amour et de paix et s'appellent « Tajabone », « Plus je fais ci, plus je fais ça » ou encore « Jammu Africa », titre éponyme de son cinquième album. Avec plus de neuf albums à son actif, Ismaël Lô n'a pas pu, en une heure de temps, faire le tour de ses principaux titres, et des chansons comme « L'amour a tous les droits » y sont passées. En une heure de temps, en tout cas, il a haut les mains emballé le public tunisien et les nombreux Africains d'origine subsaharienne qui sont venus le voir sur scène. Il a surtout bien préparé le terrain à celui qui venait lui succéder sur la scène. Le tant attendu Idir, Algérien d'origine kabyle installé en France, est monté sur scène un quart d'heure plus tard. Sa partie, qui a commencé sous des feux d'artifice, a été portée par les Tunisiens, certes, mais surtout par les nombreux Algériens répartis entre les chaises et les gradins du théâtre romain de Carthage. Il y en avait de toutes les couleurs : des femmes en robes kabyles qui lançaient des youyous, des jeunes en maillot de la JSK (Jeunesse Sportive de Kabylie), portant la banderole de cette équipe de football, un grand drapeau kabyle a sillonné les gradins. C'était comme un grand mariage kabyle où le public venu d'Afrique subsaharienne s'est vite senti un peu étranger et a quitté, pour la plupart, les lieux. Idir est une figure emblématique du récent essor de la chanson kabyle qu'il a su exporter et faire connaître depuis 1976, année de la sortie de son premier album, en même temps le plus mémorable, A vava inouva, réédité en 1996. Sept autres ont suivi, de quoi forger l'identité musicale de cet artiste. Le résultat s'est vu sur scène et du côté du public. Le mélange créé par Idir dans ses compositions, qui allient les instruments traditionnels kabyles, comme le bendir et la flûte, et des instruments occidentaux ,comme l'inévitable guitare, lui a permis de faire accepter à l'oreille qui ne la comprend pas, la langue berbère dont il a ressorti toute la poésie. Un grand moment d'émotion a été celui où Idir a interprété « es-sendou » (battre le lait en kabyle) : une chanson inspirée de ses souvenirs d'enfance partagée avec sa mère. Le plus émouvant est le texte qu'Idir récite à chaque spectacle avant d'entamer cette chanson et qui commence par ces mots : « Quand j'ai fait cette chanson, j'ai automatiquement pensé à ma maman, donc inévitablement à la vôtre, aussi ! ». Idir a interprété un grand nombre de ses titres, dans une soirée qui a largement dépassé minuit et où le public a dansé comme pas possible. Des titres à succès comme « Azwaw », « Tizi Ouzou » et, le meilleur pour la fin, « A vava inouva », réclamée par une audience impatiente, pour clore en beauté.