Dire qu'il a roulé sa bosse un peu partout est un euphémisme tellement le bonhomme traîne une formidable expérience à la tête de tous les grands clubs du pays et du Golfe où il s'était longtemps expatrié. De plus, à la tête des sélections nationales «A» et juniors, il a laissé des empreintes indélébiles quand bien même les résultats n'ont pas toujours suivi. Mrad Mahjoub fait aujourd'hui figure de ce qu'on appelle «le sage de la tribu», disant tout haut ce que les autres pensent tout bas. Jamais froid aux yeux, il se démarque des idées reçues et de la démagogie de l'establishment. Rencontre avec un sportif au sens de la communication très prononcé, doublé d'un guitariste à la sensibilité d'artiste à fleur de peau. Mrad Mahjoub, d'aucuns s'accordent à dire que votre qualification au Mondial russe avec l'équipe nationale junior reste votre haut fait d'armes. Etes-vous d'accord ? Oui, dans la vie, il y a de petits souvenirs qui viennent et qui vont. Les meilleurs souvenirs, ce ne sont pas forcément les titres. On ressent toujours une fierté légitime à l'idée que cette sélection-là a donné quatre ou cinq joueurs formés par mes soins et qui ont marqué toute une génération. Un motif de satisfaction légitime, n'est-ce pas ? Ce qui a fait la décision, c'est d'abord la présence au sein du Bureau fédéral de gens passionnés et compétents, de grands cadres de la nation à l'instar de Salah Ben Jannet, Ahmed Bellil, Ridha Azzabi, Moncef Cherif, Aziz Miled qui était responsable direct de cette sélection juniors… Je ne crois pas que l'argent ait vraiment guidé mon action. Non, c'était plutôt la passion. Je gagnais trois fois rien en tant que responsable de l'équipe de Tunisie juniors. L'argent, c'est au Golfe que j'étais allé le chercher. Au Mondial russe, vous avez été éliminé dès la phase de poules On partait un peu dans l'inconnu sans connaître suffisamment nos adversaires. L'information a pourtant beaucoup d'importance dans le football. Pourquoi nous a-t-il fallu attendre une éternité pour revoir une sélection tunisienne des jeunes à un tel niveau ? Chez nous, le talent a toujours existé. Ce sont les mentalités qui ont changé suite à l'irruption violente et brutale de l'argent. Celui-ci a motivé et attiré un autre genre de personnes. En 1985, on m'a donné la possibilité de travailler, et tout le monde était mobilisé derrière notre équipe. Nous effectuions nos stages à la caserne du Bardo là où il était impensable de gâter les joueurs, de les choyer. Depuis la Révolution, on sent comme une perte du plaisir d'exercer le métier pour lequel vous êtes né, votre vocation même d'entraîneur-éducateur ? Vous avez parfaitement raison de poser la question car cela fait huit ans que j'ai disparu de la circulation, comme on dit. En 2010, j'ai eu de petits problèmes de santé qui ont nécessité une opération et un long repos. Depuis, quand je vois comment ça se passe dans le foot, je n'ai plus envie de reprendre du service. Je me dis alors que je ne m'investirai plus que pour un club doté d'un projet sportif sérieux. Après plus de trente ans de carrière d'entraîneur, que pouvez-vous encore attendre du football? J'essaie à présent de me rendre utile par d'autres moyens, avec plus de spécificités. Autrement, je suis bien, je ne demande rien. Par exemple, des entraîneurs me sollicitent pour un conseil, et je le fais de bonne grâce. En fait, je sais ce que je veux, je prends du recul. Par exemple, un Bureau fédéral composé de vétérans qui ont rendu d'éminents services au foot national, et qui est perçu en tant que service public composé d'une élite possédant du charisme. La première action consiste à redonner à la direction technique nationale ses prérogatives et ses lettres de noblesse. Le foot vous a-t-il donné ce que vous attendiez de lui ? Peut-être bien. Pourtant, le bien le plus précieux est le fait que là où je vais, les gens m'acceptent de bon cœur et m'accueillent chaleureusement. C'est la huitième année consécutive où j'ai arrêté d'exercer. Pourtant, je n'ai pas perdu la sympathie des gens. Le regard qu'ont les autres sur moi, c'est ce qui m'intéresse le plus. Vous est-il arrivé de vous sentir incompris ? Oui. Parfois, vous proposez des choses, mais les gens ne sont pas prêts à construire. Le plus important dans le football, c'est de jouer juste, d'avoir le plus d'informations, de passer à une autre méthode de travail… Et cela n'est pas toujours évident. Pourtant, dans votre itinéraire, il n'y a pas eu toujours qu'une question d'incompréhension ? Bien évidemment. Par exemple, lorsqu'on m'a confié en 1982-83 les destinées de l'Espérance Sportive de Tunis, cela traduisait sans doute une certaine envie de fraîcheur et d'innovation. Mais il faut admettre que j'étais trop jeune encore, pas encore tout à fait prêt pour ce genre de responsabilités qui peuvent paraître écrasantes. Je constituais le choix du président de l'époque Naceur Knani qui a parié sur moi et m'a longtemps couvé. Il m'a nommé sans me demander mon accord alors que j'étais en charge des cadets «sang et or» qui ont réussi un parcours exceptionnel. Ils ont inscrit cette saison-là 78 buts, n'en prenant que deux. Cette équipe-là était vraiment invincible, inimitable. Le paradoxe est pourtant saisissant : votre réussite fulgurante en tant qu'entraîneur contraste parfaitement avec votre carrière de joueur qui se résume à un seul match avec les seniors… Oui, de plus, c'était un match de coupe Hedi Chaker que je n'ai pas terminé d'ailleurs. Il faut demander à Abderrahmane Ben Ezeddine pourquoi il m'a fait sortir. Je me rappelle avoir réussi dans ce match resté sans suite une passe décisive. J'ai débuté avec les cadets. Ensuite, lors d'un derby junior face au CA, j'ai sorti le grand jeu. La semaine d'après, on me demande de passer avec les Espoirs. On n'a pas trop aimé que je discute cela. Les ordres sont les ordres, je n'avais qu'à me taire. J'ai claqué la porte. Pourtant, je suis du genre très discret. J'avais ma philosophie à moi. Mais je ne ressens aucune frustration, je ne regrette jamais ce que je fais. Votre reconversion d'entraîneur a démarré dans un petit club, l'Etoile Sportive de Radès ? En fait, j'étais Prof de sport au lycée Sadiki où il y avait un enseignant de Mathématiques, Hedi Annabi, qui était en même temps responsable à l'ES Radésienne. Il m'a demandé de prendre en main son équipe, ce que j'ai fait gratuitement. Nous allions arriver jusqu'en quarts ou en demi-finales de la coupe de Tunisie. Une performance impensable, au départ. Malgré le peu de moyens, nous avons abattu un travail gigantesque. Le souvenir de la cruelle défaite avec le CSS en finale de la Ligue des champions 2006 doit vous hanter encore, non ? Après cette finale, j'ai subitement perdu tout intérêt pour le football, très déçu par tout ce qui tourne autour : CAF, arbitrage, CSS aussi. Cette finale m'a fait comprendre que le jeu ne suffit pas car il y a d'autres paramètres du succès que le jeu. J'ai également saisi que le sport tunisien ne peut pas bien se porter que s'il est bien représenté dans les instances internationales. Si c'était à refaire, referiez-vous les mêmes choix ? Auriez-vous abandonné le stade Mhiri pour l'enceinte de Radès à l'occasion de cette finale ? Détrompez-vous. Moi, je voulais jouer au Mhiri. Seulement, des considérations financières ont primé car on pensait aux recettes aux guichets. Ce jour-là, après une première période extraordinaire, on marque dès la reprise un but tout à fait régulier, mais qui est refusé par le Béninois Coffi Codjia. Bizarre : le juge de ligne signale systématiquement hors jeu à chaque fois que nous attaquons. De plus, suspendu, notre défenseur axial Wissem Abdi nous a beaucoup manqué. Mon regret le plus fort, c'est que dans les derniers instants, alors que nous tenions notre coupe de main ferme, j'ai tardé de deux ou trois minutes à faire entrer Ben Amor. Mais bon. Tout compte fait, c'est au CSS que je me suis senti le plus à l'aise durant toute ma carrière. J'ai eu à mes côtés un grand dirigeant, le président Slaheddine Zahaf, l'un des rares à vous mettre une pression positive. En sélection A, votre parcours n'a pas été brillant avec une élimination devant le Maroc… On m'a recruté très jeune. En général, la sélection A, c'est le couronnement d'une carrière. Il faut beaucoup d'expérience car le travail que l'on y effectue est très pointu, précis. Comme toujours, mon problème, ce n'était pas avec les joueurs, mais plutôt avec les responsables, ou plutôt certains d'entre eux. Je ne tolérais pas que l'on empiétât sur mes plates-bandes. C'est ainsi que j'ai écarté Maâloul. Dès que je fais une concession, je souffre après. Je suis indépendant et ne supporte pas l'injustice. J'essaie d'être le plus juste possible, cela a été de tout temps ma règle de conduite. Au CA, cela n'a pas marché très fort non plus ? Pourtant, j'ai voulu en faire le meilleur club possible. Mais il y avait trop de mauvaises habitudes. J'ai toujours nourri beaucoup de sympathie pour le CA. Même si toute ma famille est espérantiste, je n'ai aucune antipathie pour les autres clubs. Quelle a été votre expérience la plus difficile ? Au Stade Tunisien. Le conflit au sein du Bureau qui a amené Mohamed Achab à démissionner s'était répercuté sur les performances de l'équipe seniors. Que manque-t-il le plus aujourd'hui à notre football ? Je crois qu'il n' y a pas une réelle envie d'investir dans le foot. Il n' y a ni volonté politique ni technique pour imposer un programme précis et ambitieux. C'est marrant : les entraîneurs sont chez nous méprisés. Dès qu'ils partent exercer dans le Golfe ou ailleurs, ils imposent le respect. Quel est à votre avis le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ? Abdelmajid Ben Mrad et Tahar Chaibi. Vos modèles d'entraîneur ? L'Italien Arrigo Sacchi qui a révolutionné le football, le Néerlandais Rinus Michels, le Belge Raymond Goathals et l'Argentin Carlos Bilardo. Chacun d'eux a apporté quelque chose. Etes-vous un sportif comblé ? Peut-être suis-je un homme d'un autre temps. Ce qui a changé, c'est que l'argent arrive, mais il est très mal utilisé. Et puis il n'est pas normal qu'un club au budget de 40 millions de dinars soit opposé dans une même division à un autre d'à peine un ou deux millions de dinars. Enfin, comment passez-vous votre temps libre ? Plutôt en famille. Je joue de la guitare, j'ai écrit des textes que mes amis trouvent révolutionnaires sur le thème de la Palestine, le conflit des générations, le bonheur… Comme un boomerang, le bruit de la justice résonne chaque fois que les usurpateurs amènent leur terrible hécatombe. Propos recueillis par Tarak GHARBI