Si elle n'est pas insolite, la démarche est pour le moins déplacée et inélégante. Le chef du gouvernement a rencontré vendredi les dirigeants du mouvement Ennahdha chez eux L'information a été relayée par plusieurs sites dont celui de l'agence Tunis-Afrique Presse. L'agence précise que «selon un communiqué publié sur le site électronique du mouvement Ennahdha, la rencontre a offert l'occasion d'échanger les points de vue sur la situation générale dans le pays et d'examiner les défis auxquels le pays fait actuellement face». Qu'en dire, sinon que le chef du gouvernement semble avoir fait une erreur de casting et de déplacement ! Ses pas l'ont amené là où il ne fallait pas. Il s'emmêle les pinceaux. Constitutionnellement, Habib Essid est l'homme fort du pays, incarnant l'autorité exécutive essentielle et décisive. Qu'il fasse le tour d'horizon avec les dirigeants des partis politiques de la place ou de la majorité gouvernementale, rien d'étonnant. Parfois c'est même salvateur. Mais qu'il se déplace lui-même dans les locaux de ces partis pour s'entretenir avec leurs dirigeants, c'est navrant. Le système politique mis en place par l'Assemblée constituante repose sur des équilibres précaires. Il privilégie la partitocratie, conférant aux partis politiques une surreprésentation institutionnelle qui tranche net avec leur faiblesse structurelle. Habib Essid représente le gouvernement de la coalition majoritaire. Nul n'en doute. Mais il déclamait à tout vent il y a peu qu'il ne recevait d'ordre d'aucun parti, ni de Nida Tounès ni d'Ennahdha. Soit. Et là on le retrouve aux premières loges discutant avec un parti politique des urgences de la chose publique. En somme, à ses yeux, qu'est-ce qui prime, l'Etat ou les partis, les institutions ou les coteries, les individus ou l'intérêt public? Des questions légitimes au vu des dernières tournures et manœuvres politiciennes. Et puis, il y a anguille sous roche. Les partis de la majorité gouvernementale réclament chacun, à cor et à cri, leur quote-part des nominations à la tête des administrations centrales et régionales, des offices, des sociétés nationales et des gouvernorats notamment. Un partage du «butin» est même à craindre. Parce que les segmentations partisanes s'apparentent souvent chez nous aux segmentations tribales et triviales. La neutralité de l'administration en prend un sacré coup. Un gouverneur partisan, ça défend forcément les couleurs de son parti. Malgré les critères d'aptitude, de compétence et d'expertise. Et Dieu sait combien le code électoral octroie de pouvoir discrétionnaire aux gouverneurs dans le processus électoral. Les gouverneurs partisans constituent une menace potentielle à la transparence de tout scrutin. Idem pour l'administration publique, à divers niveaux. Son efficience dépend davantage du plein jeu des règles de transparence que des enjeux d'allégeance. On voudrait voir en Habib Essid, dans tous les cas de figure, un véritable haut commis de l'Etat. Ce sont les partis qui doivent venir vers lui. Ce faisant, ils consacrent la hiérarchie des normes et des valeurs. L'Etat a la primauté, son prestige aussi. Les partis politiques sont au service de l'Etat, celui-ci incarnant les inviolables institutions de la patrie et les intérêts supérieurs de l'Etat. Agir autrement, c'est vider de leur substance les notions de prestige de l'Etat et de primauté des intérêts supérieurs du pays.