Tout porte à croire que le projet a été mal ficelé de prime abord. Son intitulé même s'inscrit en porte-à-faux par rapport à la logique des rapports de force. La réconciliation est toujours affaire de modus vivendi, consentement, confiance partagée. Autrement, les majorités deviennent littéralement écrasantes et la coercition l'emporte sur la persuasion. La réaction des autorités face aux contestations du nouveau projet de loi sur la réconciliation économique laisse perplexe. Le monologue dame le pion au dialogue et la police est partie prenante au faux débat. A travers la matraque, bien évidemment. En premier lieu, ce n'est guère encore qu'un projet de loi. Il devra passer par les commissions parlementaires et la séance plénière avant d'être adopté, amendé ou rejeté. Et dès son annonce, les partis politiques, la société civile et les médias s'en sont emparés dans une espèce de débat avant l'heure. En démocratie, c'est la moindre des choses. Par ailleurs, c'est, certes, une initiative présidentielle qui a ses fondements constitutionnels. Mais ce n'est pas pour autant parole d'évangile. La règle de droit veut que les uns proposent et les autres disposent. Rien n'est acquis d'avance, malgré les majorités arithmétiques partisanes et parlementaires. Sur un autre plan, ceux qui refusent déjà le projet s'inscrivent dans un large éventail de sensibilités politiques de prime abord irréconciliables. On a vu des ténors du Front populaire et des syndicalistes y côtoyer des séides du CPR ou d'Ennahdha. En même temps, le projet de réconciliation économique ne fait guère l'unanimité au sein même de la coalition gouvernementale majoritaire. Des voix discordantes se sont fait entendre, y compris au sein de Nida Tounes et du parti Ennahdha, principaux partis de la majorité. Parallèlement, les remous, démissions et scissions au sein de l'Instance vérité et dignité, en charge de la justice transitionnelle, ont bien en toile de fond le projet de réconciliation économique. Comme par hasard. Last but not least, les forces de sécurité ont utilisé à loisir, en début de semaine, l'argument du bâton à l'encontre des manifestants contestataires du projet de loi. Cela a outré une grande partie de l'opinion, y compris des franges sympathisantes ou acquises au projet en question. Tout porte à croire que le projet a été mal ficelé de prime abord. Son intitulé même s'inscrit en porte-à-faux par rapport à la logique des rapports de force. La réconciliation est toujours affaire de modus vivendi, consentement, confiance partagée. Autrement, les majorités deviennent littéralement écrasantes et la coercition l'emporte sur la persuasion. La politique est par moments aberrante. Il arrive que des projets initialement généreux, ou fondés sur le plan de l'éthique et de l'équité, soient portés par un modus operandi faux ou vicié. Or, qu'entend-on depuis quelques semaines auprès des défenseurs acharnés du projet ? «Nous sommes la majorité, nous en faisons à notre guise», une variante du fameux «c'est mon opinion et je la partage» ! Les menaces non déguisées à l'endroit de ceux qui s'avisent d'une manière ou d'une autre de contrecarrer le projet de loi fusent. On invoque même l'état d'exception et les limites faites à la liberté de manifester. Du coup, situation fantasmagorique. Le projet paraît de prime abord problématique, conflictuel et porteur d'antagonismes, alors même qu'il prône la réconciliation. On en oublie le fond, supposé réconcilier des Tunisiens avec des Tunisiens, pour focaliser sur des rivalités et des abcès de fixation dont on peut faire l'économie. Bien évidemment, des protagonistes aux desseins obscurs et non avoués en profitent pour jeter de l'huile sur le feu. Des considérations partisanes et parfois personnelles y président. Des motifs de revanche sur les résultats des dernières élections législatives et présidentielle aussi. Mais la politique est ainsi faite. La majorité consolide et l'opposition déstabilise. C'est de bonne guerre, dira-t-on. N'empêche, l'invocation et l'interpellation du motif et des méthodes sécuritaires risquent de vicier davantage la donne. Les enseignements de l'histoire sont évidents. Aucune répression n'a fait une majorité stable ni modelé définitivement l'état de l'opinion. D'où les risques du spectre du cercle vicieux du piège sécuritaire. Ici comme ailleurs, l'action égale la réaction. Le débat populaire et public sur le projet de réconciliation économique doit avoir lieu. Et non pas seulement dans les travées de l'Assemblée. Et surtout à l'opposé des vieilles recettes de la matraque et des arrestations. Parce que, sous nos cieux, chassez les vieux démons, ils reviennent au galop.