Par Soufiane BEN FARHAT Les récentes évolutions de la scène politique ne présagent rien de bon. Ici et là, les positions sont tranchées. Le manichéisme reprend le dessus. Les chapelles politiques tournent le dos au droit à la différence. Elles s'investissent plutôt dans les antagonismes irréconciliables. Une nouvelle culture du refus de l'autre sévit. Et elle semble, paradoxalement, démocratiquement partagée. C'était, certes, dans l'air. Mais cela est devenu plus évident au lendemain des élections de l'Assemblée constituante du 23 octobre 2011. Très tôt, les protagonistes ont campé leur rôle. Qui dans la majorité écrasante, qui dans l'opposition décidée à s'assumer pleinement comme telle, qui en marge de l'une et de l'autre. Très tôt, les vieux réflexes du pouvoir ont repris leurs droits. A en croire que les régimes se succèdent, les pulsions fondamentales du pouvoir persistent. Résumons : d'un côté, une nouvelle majorité, la Troïka chapeautée par le mouvement Ennahdha; de l'autre, la constellation des partis qui ont subi le dur verdict des urnes. D'emblée, leurs échanges furent vifs. Et c'est de bonne guerre en quelque sorte de prime abord. Quoi de plus naturel que des échanges démocratiques pointus à l'issue d'une révolution ? Seulement, les choses ne s'arrêtèrent pas là. Par réseaux sociaux interposés, l'arène politique commença à s'assimiler à une foire d'empoigne. Les différences, par définition plausibles entre factions, devinrent comme autant d'abcès de fixation. Deux éléments primordiaux expliquent cette dérive. En premier lieu, le nouveau pouvoir buta sur la question fondamentale de la légitimation. Le processus de légitimation importe, en effet, beaucoup en matière politique. Il consacre l'ascendant du pouvoir et la fluidité plus ou moins évidente de son acceptation par la large masse et les acteurs sociaux. Comment en fut-il dans les faits chez nous ? Les élections ont consacré la majorité relative du mouvement Ennahdha qui, avec seulement 17,15 % des électeurs potentiels et 34,7 % des voix des votants, remporta 41 % des sièges. Pour avoir la majorité absolue à la Constituante, Ennahdha s'allia avec les partis CPR et Ettakatol, tous les deux du centre gauche. Et cette majorité contrôle, depuis, l'Assemblée qui élit à son tour le président de la République et chargea le secrétaire général du parti dominant de former le gouvernement. C'est dire qu'il n'y a guère de lame de fond porteuse du triomphe du parti qui a remporté les élections. Et cela tant auprès de l'opinion qu'au sein de la majorité gouvernementale proprement dite. D'où les passes d'armes entre les partis de la Troïka eux-mêmes sur des questions comme l'attitude à l'égard des médias, des syndicats ou des mouvances salafistes. D'autre part, le débat fut d'une certaine manière faussé au sein de l'Assemblée. Forte de sa supériorité numérique, la majorité a eu recours le plus souvent à sa supériorité mécanique pour imposer ses agendas. Or les préoccupations des assemblées constituantes sont davantage affaire de consensus et de logique mathématique plutôt que de majorité arithmétique. Le débat déborda donc au sein des instances civiles et numériques. Les réseaux sociaux furent mis à profit en tant que relais, en lieu et place de l'hypothétique échange impossible dans l'Assemblée. Or, sur ce plan précis, le mouvement Ennahdha sembla mieux pourvu que les autres mouvances, quantitativement parlant. Qualitativement, il n'en fut pas de même. L'anonymat doublé de la logique de guerre de position auprès d'une jeunesse plus passionnée que sage et consciente des vrais enjeux fit ressortir certains aspects hideux de l'échange numérique : diabolisations, rumeurs, attaques, invectives, instrumentalisations. Le concert du dialogue des sourds bat son plein. D'où cette atmosphère faisandée et délétère qui fausse les règles du vrai débat et instruit les chasses à courre. D'où ce topo affectif et psychologique vicié, sur fond d'inquisition et d'acharnement douteux sur des personnes, des idées et des concepts.