Par Abdelhamid GMATI Le chemin est long avant l'établissement d'une démocratie réelle. Les compliments de l'étranger, qu'on ne cesse d'adresser à notre pays, qualifié «d'exception» ayant bien mené sa «transition démocratique», l'octroi du prix Nobel de la paix et d'autres distinctions octroyées à des personnalités tunisiennes, nous amenaient à croire à notre réussite. Mais il va falloir revenir aux réalités. Le ministre des Affaires sociales, Ahmed Ammar Younbaï, fait ce constat, lors du récent colloque scientifique tenu récemment sur «La politique économique de l'UE vis-à-vis des pays de la rive Sud de la Méditerranée» : «La route vers l'instauration d'une démocratie réelle est longue, malgré les réalisations accomplies après la révolution, surtout si l'on sait que 25% des habitants de la Tunisie souffrent de pauvreté et d'analphabétisme». Selon un expert de l'ONU, il y aurait 1.600.000 analphabètes en Tunisie. Certes, l'analphabétisme sévit dans tous les pays : selon l'Unesco, il y avait, en 2005, environ 850 millions d'analphabètes adultes dans le monde. C'est surprenant surtout qu'on croyait que, chez nous, l'éducation était obligatoire et générale depuis l'indépendance et que l'analphabétisme aurait disparu. Ne prétendons-nous pas que le peuple tunisien est éduqué et cultivé ? Il faut se rendre à l'évidence; mais n'y a-t-il que cet analphabétisme qui freine l'instauration de la démocratie ? Il y a aussi et surtout ce que l'on appelle l'analphabétisme fonctionnel, dont on ne parle que rarement. Selon la définition donnée par l'Unesco, en 1978, la notion d'analphabétisme fonctionnel désigne tout individu «incapable d'exercer toutes les activités pour lesquelles l'alphabétisation est nécessaire au bon fonctionnement de son groupe et de sa communauté et, aussi, pour lui permettre de continuer à lire, écrire et calculer, en vue de son propre développement et de celui de sa communauté». De plus, une partie de la population, après avoir été scolarisée, a perdu l'usage de la lecture et de l'écriture; pour rendre compte de ce phénomène, on utilise le terme d'illettrisme, tandis que les analphabètes sont ceux qui n'ont jamais appris à lire et à écrire. On comprend mieux ce qui se passe sur la scène politique et dans nos médias. Des personnalités s'engagent dans la vie politique, ont appris les rudiments de la démocratie, usent et abusent de la liberté d'expression et de presse, mais ne semblent pas en maîtriser le bon fonctionnement. Lorsque l'on voit des partis faire fi des suffrages populaires pour y substituer le langage de la rue, on s'éloigne des règles démocratiques. De même, les médias qui donnent la parole à des terroristes et permettent l'apologie du terrorisme, l'invective, l'insulte, la diffamation, ignorent les règles de la liberté d'expression. N'insistons pas trop sur les partis qui s'entre-déchirent et ne respectent pas les structures dont ils se sont eux-mêmes dotés. Mais cet analphabétisme fonctionnel ne se limite pas à la seule vie politique. Le ministre du Transport, Mahmoud Ben Romdhane, effectuant une visite surprise au Port de Radès, a été surpris en constatant que seuls 17 agents et chauffeurs, sur 82, étaient présents à leur poste de travail. Il a compris les raisons de la baisse du niveau des prestations et de l'encombrement des quais du port en raison de l'entreposage de milliers de conteneurs, depuis des mois. L'absentéisme, constaté au port, est général et se retrouve partout, surtout depuis la révolution. On le retrouve d'ailleurs, même à l'Assemblée des représentants du peuple, où des dizaines de députés font régulièrement «l'école buissonnière». Le chef de l'Etat a évoqué récemment le blocage constaté au niveau de l'administration tunisienne. Une administration, qui, lors du déclenchement de la révolution et de la gabegie qui l'accompagnait, a continué à assurer les services publics essentiels à la grande satisfaction des citoyens. Mais à la suite de l'amnistie générale, près de 100.000 recrutements ont été effectués. Les bénéficiaires étaient, pour la plupart, des anciens prisonniers, incompétents, qu'on voulait ainsi compenser. Résultat : des milliers d'analphabètes fonctionnels dans des postes d'encadrement. Les coûts sont énormes et on comprend, alors pourquoi, après le passage de la Troïka, les caisses de l'Etat sont vides et les caisses sociales déficitaires. On comprend aussi pourquoi 150.000 postes d'emploi ne trouvent pas preneurs par manque d'adaptation au marché du travail, c'est-à-dire pour incompétence. Et devant cet état de fait, on n'annonce aucune mesure, comme si l'analphabétisme ou l'illettrisme étaient des fatalités. Au lendemain de l'indépendance, un programme généralisé avait été adopté et réalisé pour «éradiquer l'analphabétisme». Il faudrait peut être prier Dieu pour qu'il «leur pardonne car ils ne savent pas ce qu'ils font». Ou ne font pas.