Aziz rouhou (Narcisse) est votre premier long métrage de fiction et de surcroît en compétition officielle aux JCC... Le public a réagi passionnément à votre film... Dix minutes de standing ovation... Oui à l'avant-première mondiale de mon film ce lundi, le public était massivement au rendez-vous comme à son habitude pour tout film tunisien et plus généralement pour les JCC. Et peut-être la passion avec laquelle j'ai fait mon film a été contagieuse. Ce que je retiens le plus c'est l'énergie transitive et l'attention soutenue qui a été portée à mon film : le public riait aux éclats aux séquences drôles ou décalées, s'enthousiasmait pour les scènes chantées et dansantes et observait un silence quasiment religieux durant les scènes dramatiques. Cet accueil était vibrant et émouvant. Quant aux JCC et à la sélection de mon film dans la compétition de la première œuvre, c'est pour moi une reconnaissance et une occasion précieuse pour rendre visible le fruit de plusieurs années de travail acharné, sincère et sans la moindre compromission. Tous mes autres films ont été projetés aux JCC, certains dans la compétition officielle et d'autres dans la section panorama. Mais pour un long métrage de fiction, l'enjeu est décuplé car une telle production nécessite tellement d'investissements, constitue un tel parcours de lutte, voire d'acharnement pour mener le projet à terme. Et parce que mon film est porté par des compétences exclusivement tunisiennes et parce que je l'entends comme un film enraciné dans notre terre et un élan pour partager notre vision, notre sensibilité avec toute altérité, qui admet la réciprocité, oui je me sens récompensée et j'y vois une reconnaissance du mérite de nos compétences tunisiennes et de notre potentiel à apporter sur la scène cinématographique notre voix singulière dans notre festival qui, de surcroît, a une vocation africaine et arabe. Aziz rouhou est un film sur l'homosexualité masculine, réalisé par une femme... Oui, c'est l'une des thématiques principales du film. Aziz rouhou pose une question : «que faire de nos différences ?» et l'homosexualité en est une et il se trouve que dans nos contrées, c'est l'une des différences les plus taboues. Une ségrégation violente et oppressive gardée sous silence et légitimée même par la loi ! (Puisque l'homosexualité est un délit pénal). Dans mes romans, j'ai également parlé d'une différence qui est à l'origine du racisme le plus abominable historiquement : le racisme envers les noirs, en faisant le procès de nous-mêmes, car comment changer le monde, si nous ne changeons pas ? Le refus de la différence est une aberration, pourtant celle-ci perdure et fait ravage. Alors oui, je propose, artistiquement, une vision qui s'oppose à l'injustice, au mépris, au conformisme violent sous ses airs bon enfant et à ce que je considère, pour faire court, être de la bêtise nourrie par l'ignorance, la peur de soi et des autres. Je précise aussi que je parle de notre vécu, de nos proches, de nos familles dans une forme transposée évidemment par l'écriture et la mise en scène. Je ne fais pas de plaidoyer. Je raconte les homosexuels, comme je raconte les hétérosexuels, dans leurs joies, leurs tourments et leurs paradoxes, comme je les côtoie et comme je porte en moi leur blessure et leur acharnement à exister. Vous soulignez que c'est un regard de femme ? Oui, peut-être que c'est un regard plus tendre et/ou alors plus affranchi (rire) : je raconte des gens que j'aime, dont je partage les blessures et l'amour de la vie et je ne m'autocensure jamais et comme l'a souligné le cinéaste Ferid Boughédir dans des mots élogieux qui m'ont particulièrement touchée : je crois que l'art est un espace de liberté arraché à toutes les conjectures et à toutes les mainmises... Dans votre film, il y a une construction dramatique assez particulière... Tout à fait. En partant d'une histoire totalement enracinée, de personnages incarnés, mon travail d'écriture a aussi consisté à donner au moins deux dimensions de la réalité, l'une filmique arrimée à une forme de réalisme et l'autre théâtrale façonnée par le protocole dramatique. Et c'est par cette alternance que le récit progresse : le drame familial de Hind (la comédienne de théâtre) et de son frère Mehdi (le chanteur de cabaret, célèbre et homosexuel) est dévoilé tantôt par la prise en charge filmique et tantôt par la représentation théâtrale que met en scène Taoufik, le mari de Hind, de ce même drame. Cette représentation théâtrale est fondamentale pour la compréhension du récit : les événements relatés au théâtre sont le passé du drame familial de Hind et de Mehdi et leur exposition précipite leur résolution dans le vécu présent des personnages puisque cette confrontation avec le passé pousse Hind à affronter son présent pour s'affranchir... Quels étaient vos choix esthétiques pour Aziz rouhou ? Mes choix esthétiques étaient articulés sur mes choix narratifs : un réalisme poétique qui permet l'identification du spectateur mais traversé par des transpositions de mise en scène plus distanciées lorsqu'il s'agit du théâtre (à titre d'exemple le recours affirmé à la musique dans les séquences théâtrales était dicté par ce désir de distanciation au risque de diminuer l'identification mais au profit de l'éveil du spectateur au fait que nous ne sommes pas face au réel mais à sa mise en spectacle). C'est un choix assumé de bout en bout, car je suis dans la continuité de ma recherche : faire des films tunisiens, avec l'âme du peuple, qui parlent à tout le monde et peuvent concerner tout spectateur, quelles que soient son instruction et sa cinéphilie. Un cinéma que l'on qualifie généralement de cinéma populaire, par opposition au cinéma d'auteur (réputé élitiste) mais qui ne renonce ni à la qualité esthétique ni à l'intelligence. C'est une équation très dure mais cela fait vingt ans que je m'y emploie avec toute ma force, mon désir et ma conviction.