Par Faouzia MEZZI Le cinéma, né bien longtemps après le théâtre, pouvait-il échapper à la tentation de s'enraciner un peu plus profondément dans la représentation du vécu humain, à travers le théâtre? Oui, plus est ce dernier étant considéré comme le père des arts, l'un des arts les plus complets pour user de toutes les expressions artistiques (littérature, musique, danse, arts plastiques…). Mais il se trouve que, pour sa part, le théâtre se sentant, à un moment donné, abandonné par les publics au profit, entre autres, du 7e art, a été, à son tour, tenté par une conversion au grand écran. Cette expérience, Fadhel Jaïbi la considère comme une chance pour la survie de l'autre expérience, théâtrale. Sur le plan intellectuel, mais aussi sous le prisme sociologique, étant donné la forte fréquentation des salles de cinéma à laquelle s'oppose souvent la désaffection des publics du 4e art. Pour autant que le théâtre tend à s'alourdir en termes de production économique, le créneau du cinéma semble être envisagé comme une éventuelle garantie de rentabilité et d'impact aussi. Mais, il est une autre motivation qui sous-tend cette expérience. C'est le besoin de prolonger la durée de vie de l'œuvre théâtrale. Le théâtre, art de l'éphémère, se vantant la plupart du temps de sa dimension vivante, de la notion exclusive de la représentation, est en passe de tirer profit de l'avènement de l'audiovisuel, voire du numérique pour décrocher une place de choix dans la cinémathèque, saisissant la chance d'accéder à la postérité. Considéré sous ce jour, l'échange entre le cinéma et le théâtre s'avère être d'autant plus intéressant qu'il comble un manque, voire l'absence de plus en plus marquée du théâtre dans les médias audio-visuels. A vrai dire, l'expérience du théâtre à la télévision mérite une réflexion dans la perspective d'une sensibilisation du large public à la vie théâtrale. L'exemple de l'adaptation de Ghassalet Ennouader du nouveau théâtre est édifiant dans la mesure où il a préservé un produit de la création théâtrale en l'intégrant dans la mémoire audio-visuelle. Suivi de quelques autres expériences notamment Klem ellil d'El Teatro et Al imtaâ wal mouanassa de la compagnie Sindabad, cette initiative s'est interrompue à un moment où le théâtre, en perte d'audience, avait le plus besoin d'un soutien du côté du petit écran. Pour avoir perdu toute illusion à ce propos, Fadhel Jaïbi a choisi d'aller jusqu'au bout de son choix: celui de reformuler son œuvre théâtrale pour le cinéma dans l'optique d'une plus grande diffusion de son message. La tâche est d'autant plus ardue qu'il procède lui-même à l'écriture cinématographique. Reste de savoir si le grand écran a véritablement servi des œuvres telles que Arab au Jûnûs. A qui profite l'échange ? Si l'on croit l'évaluation de cette expérience en dehors de nos murs, certaines questions émergent qui ne peuvent être résolues étant donné l'aspect aléatoire de l'expérience du théâtre porté au grand écran qui se limite à celle de Fadhel Jaïbi. L'échange théâtre-cinéma dans les pays occidentaux datant déjà du milieu du siècle dernier, le répertoire de l'expérience est aussi riche que laborieuse. Riche dans la mesure où elle couvre des genres théâtraux aussi, différents que les théâtres de Shakespeare, de Tenessee Williams, de Brecht ou de Sacha Guitry. Quant à l'envergure expérimentale de cette expérience, elle dépasse de loin la simple réécriture d'une œuvre théâtrale pour le cinéma pour englober un échange esthétique comme c'est le cas du procédé brechtien de distanciation expérimenté dans l'œuvre de Fassbinder. Comme quoi, la constatation d'André Bazin formulée dans la revue Esprit en 1951 et qui semblait à l'époque tranchante: «Le théâtre favorise la conceptualisation et le cinéma entraîne l'identification» pourrait ne pas résister à la démarche de Fassbinder. Ceci ne veut nullement dire qu'elle est insensée dans l'absolu. Dans l'optique d'une critique fondamentale de la relation théâtre-cinéma, des œuvres théâtrales abouties destinées à émigrer dans le 7e art pourraient perdre en cours de route l'essentiel de leur substance. Et le risque est d'autant plus grand qu'il est obnubilé par la séduction de l'impact. André Bazin le situe au niveau de la réception du spectacle : «La présence effective des acteurs au théâtre leur donne une réalité objective. Pour les transposer en objets d'un monde imaginaire, la volonté active du spectateur doit intervenir, la volonté de faire abstraction de leur réalité physique». Cette abstraction est le fruit d'un processus de l'intelligence qu'on ne peut demander qu'à des individus pleinement conscients. Le spectateur de cinéma tend généralement à s'identifier au héros par un processus psychologique : «constituer la salle en foule» et «uniformiser les émotions». Ceci est sans doute vrai si l'on croit comme Bazin que le cinéma «apaise» et que le théâtre «excite». Mais ce serait ne pas compter avec les cinémas alternatifs, le cinéma d'art et d'essai qui ont cueilli les meilleurs fruits d'un partage avec le théâtre basé sur les points communs entre les deux arts qui sont la mise en scène et le jeu d'acteur. Une autre forme de l'échange a été initiée par le théâtre. Certaines œuvres ont emprunté des procédés cinématographiques, soit au niveau des lumières ou encore en insérant des séquences filmées dans le spectacle théâtral. Cette pratique n'a sans doute pas manqué de susciter la critique des puristes de «la théâtralité», mais elle n'en a pas moins empêché le succès de certaines de ces œuvres. Cette dimension ne pose pas de difficultés quand il s'agit pour le cinéma de traiter avec l'œuvre littéraire. D'ailleurs, cet échange est plus fréquent que celui pratiqué avec le théâtre, notamment chez nous. Il semble que les raisons de cet éloignement est due à l'isolement des arts, chacun par rapport à l'autre. La dominance du cinéma d'auteur est en grande partie à l'origine de cette attitude. Si le théâtre ambitionne d'intégrer le grand écran pour les raisons que l'on a évoquées, le cinéma se montre-t-il aussi intéressé par le propos théâtral? Peut-on parler d'un rêve, d'un projet au sein duquel se reconnaissent le cinéaste et l'homme de théâtre? Pour le moment, il semble que le rêve demeure solitaire. L'année du cinéma tout juste précédée du centenaire du théâtre tunisien n'inspire-t-elle pas des projets dans cette perspective? Attendons voir.