Le verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ? Les mesures décidées par le président de la République et le Conseil supérieur de la sécurité nationale, après l'attentat terroriste de mardi dernier au cœur de l'hypercentre de Tunis, peinent à rassurer. Il y a comme une impression de déjà-vu. Et d'inachevé. Les déclarations des plus hauts responsables gouvernementaux sonnent par moments comme un aveu implicite d'impuissance. Ainsi apprend on que la loi antiterroriste, adoptée il y a deux mois aux termes de deux années d'âpres débats dans les travées du Parlement, est demeurée lettre morte. A défaut de décrets d'applications. Habib Essid, chef du gouvernement, a décidé qu'elles seront mises au point «dans les prochaines semaines». La justice, quant à elle, demeure sclérosée, quasi impuissante dans le registre des procès des terroristes. Certains d'entre eux croupissent en prison depuis des années, étrangement, sans être traduits devant les tribunaux et répondre de leurs forfaits et actes. Le terroriste, identifié hier comme étant l'auteur de l'attentat de mardi, a bien été arrêté en août dernier et déféré devant la justice, qui l'a libéré. De même, douze des trente terroristes arrêtés récemment à Sousse dans l'affaire de l'attentat contre Ridha Charfeddine, avaient été déférés auparavant devant la justice, qui les a libérés ! Le plus grave, c'est que les mesures prises éludent une question fondamentale : l'infiltration des terroristes et de leurs réseaux au sein des appareils sécuritaires de l'Etat. Le dernier attentat, effectué à une centaine de mètres du bureau du ministre de l'Intérieur, en est témoin. Sa préparation, sa mise au point et son accomplissement ne laissent guère de doute. Ils ont bien nécessité un travail de grenouillage et de taupes diligemment coordonnés et soigneusement ficelés sur une longue durée. Et pourtant, là aussi, on évite les questions qui fâchent. Habib Essid et son gouvernement semblent abonnés au syndrome du looser. Ils jouent à perdant-perdant dans tous les cas de figure. Depuis de longues semaines, le ministre de la Justice a été limogé, sans être remplacé. Le ministre de La Défense, un juriste, est depuis en charge du département de la Justice, par intérim. De sorte que deux portefeuilles ministériels des plus importants, Justice et Défense, demeurent quasi vacants. Le ministère de l'Intérieur est claudicant tandis que la diplomatie baye aux corneilles. Pis encore, la question des associations de malfaiteurs, sponsors et souteneurs du terrorisme, a été elle aussi éludée. Pourtant, il y a quelques semaines, M. Chedli Ayari, gouverneur de la Banque centrale, avait concédé qu'il existe sous nos cieux des centaines d'associations aux financements extérieurs louches. Le chef du gouvernement s'était contenté de dire qu'il compte amender la loi sur les associations. Ce qui n'a guère été amorcé jusqu'ici. Last but not least, des associations professionnelles de police ont proposé un programme en plusieurs points en vue d'éradiquer le terrorisme bien plus pertinent que les atermoiements gouvernementaux. De sorte que la base fasse preuve de discernement et de lucidité qui fait défaut aux dirigeants. Reconnaissons-le. Dans la lutte antiterroriste, la Tunisie officielle navigue à vue. Tout au plus annonce-t-elle après quelque attentat douloureux l'imminence de changement de stratégie. Une profession de foi concédée du bout des lèvres et sans consistance dans le suivi. Au point que ça a fini par devenir récurrent et banal. Aujourd'hui plus que jamais, la Tunisie a besoin d'un véritable chef de guerre. Le pays est en danger, les institutions vacillent, il y a péril en la demeure. L'histoire abonde d'exemples d'hommes qui ont su s'élever à l'intelligence du moment historique, au moment opportun. Lee Kuan Yew, père fondateur de Singapour, mort le 22 mars dernier, avait publié en 2013 un livre intitulé One Man's View of the World. Extraits d'une discussion à bâtons rompus avec l'ex-chancelier allemand Helmut Schmidt et le journaliste allemand Matthias Nass : «-Helmut Schmidt : Dans le monde, qui a été le plus grand dirigeant de votre époque ? -Lee Kuan Yew: Deng Xiaoping. -Helmut Schmidt : Je suis d'accord mais je mentionnerai d'abord Winston Churchill. -Lee Kuan Yew : C'était un grand orateur. Il a mobilisé les Britanniques au moment où ils étaient seuls, dans une période très sombre, et a prononcé ces mots célèbres :«Nous nous battrons sur les plages, nous nous battrons dans les champs et dans les rues, nous nous battrons dans les collines ; nous ne nous rendrons jamais.» Roosevelt a demandé à un collaborateur pourquoi ses discours à lui n'étaient pas aussi bon et on lui a répondu : «Monsieur le président, Churchill roule ses cigarettes lui-même ! » Ça a, en tout cas, inspiré les gens à se battre, ce qui a donné assez de temps aux Américains pour intervenir. -Matthias Nass : Et de Gaulle ? -Helmut Schmidt : De Gaulle ? Son moment de gloire n'est venu qu'après la guerre. -Lee Kuan Yew : Non ! Pendant la guerre, même s'il ne représentait personne en réalité, il était persuadé qu'il représentait la France. A Londres, il s'est comporté comme tel. Il a cassé les pieds à tout le monde tout en s'appuyant sur les Américains et les Britanniques, mais il était Français et incarnait l'âme de la France ! En ce sens, je considère que de Gaulle était un grand homme.» A bon entendeur.