Initiée très tôt après le 14 janvier 2011, la justice transitionnelle tunisienne rencontre sur son cheminement lenteurs, manœuvres politiciennes et règlements de comptes. Arrivera-t-elle à établir la vérité sur des décennies de violations des droits de l'Homme et de réconcilier une société avec son passé? Les rapports de force en matière de pouvoir seront décisifs, les années à venir, dans ce domaine précis. Enquête. C'est l'un des paradoxes de l'histoire contemporaine tunisienne et d'une série de faits inattendus qui ont entouré la date du 14 janvier 2011. Le premier à avoir appelé à l'instauration d'un régime de justice transitionnelle en Tunisie n'est autre que...l'ex-président Ben Ali ! Dans son fameux discours du 13 janvier 2011, Ben Ali annonce sa décision de mettre en place deux commissions indépendantes. La première sera chargée, lance-t-il, d'enquêter sur les «violations et abus» commis pendant les événements du 17 décembre 2010 au mois de janvier 2011 et «définira les responsabilités de ceux qui ont entraîné la mort de dizaines de Tunisiens», préconise-t-il, dans un dialecte tunisien encore jamais utilisé. La seconde a pour mission de traiter des aspects de la corruption et des malversations «perpétrées par les hauts responsables de l'Etat», précise-t-il. Ainsi naissent quelques jours après la fuite de l'ancien chef d'Etat, le 14 janvier, en Arabie Saoudite, deux instances plus connues par le nom de leurs présidents — deux juristes —, la commission de Taoufik Bouderbala et celle de feu Abdelfettah Amor. Procès des martyrs et des blessés de la révolution : un goût d'inachevé Ce processus, jusque-là étranger à la majorité des Tunisiens à travers lequel «une société va faire face à son passé, qui inclut des atteintes graves aux droits de l'Homme», résume Kora Andrieu, experte dans la justice transitionnelle, a ainsi démarré très tôt en Tunisie. Or, malgré le volumineux rapport de l'équipe de Bouderbala, publié en mai 2012, et les sit-in non stop des familles des martyrs (338 personnes décédées d'après la commission Bouderbala) et des blessés de la révolution (2174, selon la même commission), la reddition des comptes avec ce très proche passé, dont les acteurs et les témoins sont parfois toujours en fonctions, n'a pas été révélée. Des sentences légères — dont beaucoup de non-lieux — ont été prononcées par la Cour d'appel militaire le 12 avril 2014 contre 53 hauts cadres sécuritaires exerçant des responsabilités au ministère de l'Intérieur pendant la période du soulèvement populaire, où des manifestants pacifistes ont été tués et grièvement blessés. Le feuilleton judiciaire a été entaché par une série de défaillances. Le recours aux tribunaux militaires, qui dépendent du ministère de la Défense, a été dénoncé par les militants des droits de l'Homme : «Peut-on être juge et partie ?», s'interroge l'avocate Leïla Haddad. A cause du retard pris sur les enquêtes de terrain, des éléments de preuve précieux ont été perdus, dont la traçabilité balistique. Le goût d'inachevé marque les procès de la révolution engagés le long des cinq années de transition. Certains de ces dossiers pourront être rejugés dans le cadre des Chambres spécialisées qui viennent d'être installées dans plusieurs tribunaux. Une quinzaine de magistrats ont d'ores et déjà été nommés pour prendre en charge des centaines de procès mal élucidés... Une loi promulguée en décembre 2013 Après l'élection d'une Assemblée constituante le 23 octobre 2011, le processus de la JT entre dans une seconde phase. En décembre 2011, un ministère des droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle est créé au sein du gouvernement de la Troïka. Il est dirigé par l'avocat islamiste Samir Dilou. Prérogative exclusive de la société civile des pays en transition, jamais encore auparavant dans le monde, cette justice n'a pas fait l'objet d'un portefeuille officiel. Samir Dilou se défend de vouloir subtiliser ce dossier aux ONG et promet de faciliter la démarche participative accompagnant l'élaboration de la loi sur la justice transitionnelle. Une commission technique chargée de superviser le dialogue national sur la JT et l'élaboration du projet de loi est créée. Mais l'enjeu est de taille, tant autour des réparations que de l'écriture d'un nouveau récit de l'histoire. Les associations d'anciens détenus proches du mouvement Ennahdha, qui représentent le contingent le plus important de victimes de la dictature, adhèrent alors en force au dialogue national sur la JT et pèsent de tout leur poids pendant la discussion de la loi, au cours du printemps 2012. Déposée à l'ANC en janvier 2013, la «loi organique relative à l'instauration de la justice transitionnelle et à son organisation» est enfin adoptée par la Constituante le 15 décembre 2013, sous la pression de la sortie, le 3 décembre 2013, du très polémique Livre noir du président Marzouki. Elle est promulguée par le président de la République le 24 décembre 2013. La loi revisite les fondamentaux de la justice transitionnelle, «L'établissement de la vérité concernant les violations» (article 2), «La préservation de la mémoire nationale est un droit garanti à toutes les générations successives de Tunisiennes et de Tunisiens» (Article 5), «La réparation du préjudice subi par les victimes des violations est un droit garanti par la loi» (Article 11). La législation introduit, dans la continuité des revendications de la révolution tunisienne, le concept des droits économiques et sociaux et celui de «la région victime». Pratiquement inédit dans le monde où les justices transitionnelles, de l'Afrique du Sud, au Maroc en passant par la Pologne et le Chili ont focalisé uniquement sur les atteintes aux droits politiques et civils. Une IVD pour dévoiler la vérité plutôt que punir Selon les dispositions de la nouvelle loi, l'Instance vérité et dignité, une structure indépendante, est installée lors d'une cérémonie solennelle le 9 juin 2014. Elle est chargée, entre autres, d'enquêter sur les violations des droits de l'Homme, commises depuis juillet 1955 jusqu'à décembre 2013. Même si « son mandat est trop étendu et le spectre des violations qu'elle couvre trop large, ce qui pourrait entraîner une foule de frustrations», objecte Amine Ghali, directeur des programmes au Centre Kawakibi des transitions démocratiques, l'instance est censée réussir là où la justice classique a échoué. «Les commissions vérité» reposent sur une forme alternative, non pénale, de la justice. On parle alors de «justice reconstructive» : dévoiler la vérité et réintégrer, plutôt que punir les coupables, pour refonder le tissu social et ainsi permettre la réconciliation », explique Kora Andrieu. «Après son passage par l'ANC, le mandat de l'Instance a été alourdi par des violations que les autres expériences de justice transitionnelle ne mentionnent pas, à savoir la fraude électorale et l'exil forcé pour des raisons politiques. On a, en fait, injecté à la loi du 24 décembre de petites gorgées de l'ancien projet sur l'immunisation de la révolution qui vise l'élimination politique d'une personnalité comme Béji Caïd Essebssi», affirme Wahid Ferchichi, juriste et chercheur en matière de justice transitionnelle. «La fraude électorale et la migration forcée pour des raisons politiques ne sont pas réprimées par la loi tunisienne existante. Le projet de loi initial ne les mentionnait pas, mais l'Assemblée nationale constituante les a ajoutées de manière à cibler les personnalités politiques de l'ancien gouvernement, de l'avis de certains observateurs. Leur inclusion semble violer le principe selon lequel nul ne peut être condamné pour un acte qui ne constituait pas un crime au moment où il a été commis ni par le droit interne ni par le droit international», avait averti en mai 2014 un communiqué de Human Rights Watch. La disposition sur la «fraude électorale», visait en fait Béji Caïed Essebssi, dont le parti, Nida Tounès, était considéré à l'époque de la rédaction de la loi, «plus dangereux que les salafistes», par le président du mouvement Ennahda, Rached Ghannouchi. Un projet controversé sur la réconciliation financière Elu président de la République en décembre 2015, BCE va prendre sa revanche sur un processus auquel il ne semble pas croire, préférant la réconciliation- un des slogans de sa campagne- à la vérité, à la redevabilité et à l'assainissement des institutions (le vitting). Le 14 juillet, devant un Conseil des ministres tenu sous sa présidence au palais de Carthage, et dans un contexte où les lenteurs semblent marquer le travail de l'IVD, qui enregistre la démission de trois de ses membres, Béji Caïd Essebsi présente, une initiative législative portant sur «Des mesures particulières concernant la réconciliation dans le domaine économique et financier ». Son intervention à cette occasion est relayée par la télévision nationale : «A quoi cela nous mène-t-il d'emprisonner les gens ? Le pays a besoin de tous !», déclare-t-il. Construit sur la base de 12 articles, le projet prévoit dans son article 2, l'arrêt des poursuites, des procès ou l'exécution des peines contre des fonctionnaires publics et assimilé ayant commis des malversations financières et des détournements de deniers publics, à l'exception d'actes de corruption et à l'extorsion de l'argent public. Il propose la formation d'une commission de six personnes dont un représentant du chef du gouvernement, un représentant du ministère de la Justice, un représentant du ministère des Finances, le chargé du contentieux de l'Etat et deux membres de l'IVD pour recevoir les demandes de réconciliation et veiller sur les procédures qui mèneront à cet objectif. Les faits qu'elle aura récoltés sont confidentiels. Enfin, l'article 12 abroge toutes les dispositions relatives à la corruption et à la spoliation des deniers publics contenues dans la loi organique de décembre 2013, qui encadre le travail de l'Instance vérité et dignité. Dès sa publication, l'initiative présidentielle provoque l'ire de l'IVD et une grande controverse dans la société civile et dans les médias. Un enjeu de pouvoir, une instrumentalisation politique Saisie par l'Instance Vérité et Dignité le 22 juillet dernier, huit jours après la présentation du président Béji Caïed Essebssi de son projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière, la Commission de Venise, organe consultatif du Conseil de l'Europe spécialisé en matière de droit constitutionnel, a émis fin octobre dernier un «avis intérimaire» défavorable à l'initiative présidentielle. Dans son rapport de douze pages, la Commission de Venise explique que, selon le texte de la nouvelle Constitution tunisienne de janvier 2014, rien n'interdit la création d'une autre structure à côté de l'Instance vérité et dignité pour appliquer le processus de justice réparatrice. Elle fait toutefois remarquer qu'un système de justice transitionnelle «à double voie» — devant l'IVD et devant la Commission de Réconciliation ne pourrait être compatible avec la Constitution tunisienne — le texte fondamental prescrit l'application du système de justice transitionnelle «dans tous ses domaines» — qu'à condition que ces deux voies soient équivalentes ». C'est-à-dire respectueuse toutes les deux des objectifs, de la démarche et des principes fondamentaux de la JT. Les experts du Conseils de l'Europe précisent : «...la Commission de Réconciliation ne présente pas de garanties suffisantes d'indépendance pour pouvoir considérer que le mécanisme de justice transitionnelle opéré dans le domaine de la corruption financière et le détournement des deniers publics serait équivalent aux mécanismes opérant dans les autres domaines ». La présidence de la République a promis de prendre en compte les remarques et critique de la commission. Le projet de loi sera bientôt discuté à l'Assemblée des représentants du peuple. Là encore, manœuvres, jeux de pression et calculs partisans interviendront probablement dans la séance de discussion et d'adoption de la loi. Dès le départ, la justice transitionnelle en Tunisie se retrouve l'otage d'une instrumentalisation politique et de rapports de force, qui n'arrêtent pas de changer...