Par Sihem Bensedrine* A quoi servirait la justice transitionnelle si elle ne permettait pas de rétablir durablement la confiance entre le citoyen et les institutions qui le gouvernent ? Par-delà ses intentions proclamées, le projet de loi sur la réconciliation économique s'inscrit-il comme il le devrait dans le sens de la restauration de la confiance ébranlée et de la réconciliation nationale? Une lecture attentive de ce texte révèle que les vrais enjeux dépassent de loin une absolution donnée à quelques brebis égarées. Il ébranle tout l'édifice institutionnel d'un Etat de droit bâti avec le sang des martyrs de la révolution et consacré dans la Constitution de la IIe république, dont le président est le garant institutionnel. Ce projet valide et reconduit le mode de gouvernance autoritaire et mafieux ainsi que le modèle de développement économique où le copinage et l'extraction de rentes sont les moteurs du succès économique à l'origine de la crise que nous vivons en ce moment. Dans ses divers rapports consacrés à la Tunisie, la Banque mondiale a attiré l'attention des autorités publiques sur l'urgence de combattre ce climat d'affaires malsain et inapproprié à l'investissement tant local qu'international parce qu'il sape la compétitivité de l'économie et entrave l'investissement et la création d'emplois. L'une de ses conclusions sonne telle une prophétie : « Il ne sera [...] pas facile de changer le modèle de développement puisqu'il faudra s'en prendre à des intérêts bien ancrés et à la résistance inhérente au changement. Tout d'abord, les privilèges et les rentes associés au système actuel sont profondément ancrés et les lobbies concernés vont argumenter de façon virulente contre n'importe quel changement qui s'en prend à leurs privilèges. » Pour nous, le projet de loi sur la réconciliation économique, qui se propose de blanchir les turpitudes financières passées et empêcher l'IVD de les traiter conformément à la loi sur la justice transitionnelle, constitue l'une des manifestations de cette virulence. Et c'est là le cœur des griefs faits par un très large courant de la société civile et des partis politiques qui se sont dressés contre cette déferlante qui menace notre jeune démocratie. Ceux qui se sont habitués durant des décennies à disposer comme bon leur semble de l'argent public vont-ils accepter aisément de se défaire de leurs privilèges, et encore moins de faire face à un processus de redevabilité qui exige la restitution des biens mal acquis ? De quels types d'arguments ont usé ces lobbies pour convaincre les décideurs de défendre leur « cause » ? La peur que suscite la révélation de la vérité sur les enjeux liés à la corruption est-elle aussi grande pour justifier l'absence de débat sur une question d'intérêt national dans nos médias et surtout le service public ? De toute évidence, l'IVD constitue l'os qui freine leurs projets et concentre leur frayeur de ce processus de mise au jour de la vérité, de justice et de réconciliation dont ils n'ont jamais voulu. En vérité, ce n'est pas tant la composition prétendument partisane de l'IVD ou « l'alignement » de sa présidente qui fait problème. Bien au contraire, c'est bien cette indépendance de sa présidente qui dérange tant, fermant la voie à toute forme de marchandage sur ce processus ; une récente enquête de perception montre que les Tunisiens font confiance aux dirigeants de l'IVD (67,2%) et les considèrent comme indépendants et neutres (81%), tandis que 97,3% des enquêtés estiment que la lutte contre la corruption doit être l'un des objectifs prioritaires de ce processus. Il est clair que l'IVD constitue un obstacle à cette demande de blanc seing doublée d'amnésie, sachant que le processus de justice transitionnelle doit aboutir à un travail de mémoire, garant de la non-répétition des dérives qui ont déstructuré l'Etat et désarticulé son économie. Ces gens n'ont, en réalité, aucune volonté de se réconcilier avec leurs anciennes victimes ou de demander pardon à la communauté nationale qu'ils ont pillée ; ils cherchent tout juste à poursuivre « légalement » leurs forfaits et à écraser l'Etat de toute l'insolence de leurs richesses, fruits du recel, tout en brandissant l'étendard de la réconciliation. Il est difficile de croire que ceux qui ont concocté ce projet et ceux qui l'ont approuvé ou s'apprêtent à le voter ignorent l'existence de tous ces rapports des partenaires financiers de la Tunisie publiés depuis 2014 ainsi que les recommandations qu'ils comportent en vue de sortir de la crise économique. C'est non seulement tout espoir de sortie de crise qui est perdu, mais également tout le processus de transition vers un Etat de droit qui est mis en échec à travers la remise en cause des mandats de l'IVD. Tous les mandats de l'IVD fixés par la loi sont vidés de leur substance par ce projet de loi. L'article 12, le plus dangereux de ce texte, stipule expressément : « sont abrogés tous les articles liés à la corruption et à la spoliation des deniers publics contenus dans la loi de décembre 2013 relative à la justice transitionnelle ». Ce qui revient à éliminer pas moins de 16 articles de la loi organique. L'un des principaux mandats de l'IVD consiste à faire la lumière sur les violations qui ont conduit au système despotique. L'article 4 de la loi énonce : « La révélation de la vérité est l'ensemble de moyens, procédures et investigations adoptés pour le démantèlement du système de dictature, et ce, par la détermination et l'identification de toutes les violations, la recherche de leurs causes, leurs circonstances, leur origines, et les conditions dans lesquelles elles se sont produites ainsi que les résultats qui en découlent. » Or, le moteur de la machine dictatoriale en Tunisie s'articulait autour de la corruption. L'ancienne dictature, contrairement à d'autres régimes autoritaires, n'étant pas guidée par une quelconque idéologie. Son objectif était clairement de drainer les richesses de l'Etat vers un groupe de privilégiés. Par conséquent, la commission recherches et investigations ne pourrait plus examiner les 15.000 plaintes lui parvenant, notamment celles ayant un lien direct ou indirect avec un acte de corruption qui s'achève, comme souvent, par un acte de violation des droits humains. S'agissant du mandat de la réparation et de la réhabilitation, la commission en charge de la réparation des violations des droits économiques et sociaux — individuels ou touchant des régions marginalisées, notamment les spoliations de terrains et de biens, pratiques assez courantes sous les régimes autocratiques— ne pourra plus accéder à ces dossiers et, encore moins, proposer des réparations adéquates. La commission d'arbitrage et de conciliation, dont le rôle est d'inciter ceux qui ont été les bénéficiaires d'actes de corruption, quelle qu'en soit la forme (captation et détournements, avoirs à l'étranger, évasion fiscale, etc.), à se présenter volontairement afin de se voir proposer une procédure d'arbitrage, a pour outil incitatif la suspension des procédures judiciaires à l'encontre des concernés. Cette commission qui examine les dossiers au cas par cas et peut trancher dans des délais très courts (selon les dispositions du représentant de l'Etat) est donc celle dont le mandat est le plus directement touché par le projet de loi. Elle a à ce jour reçu plus de 250 dossiers. C'est dire le nombre de personnes désireuses de composer sous la protection d'une loi réputée équitable selon les normes internationales et qui a l'avantage d'exister déjà. Quatrième mandat concerné, celui de la réforme institutionnelle, dont le rôle est de formuler des recommandations destinées à la réforme de l'ensemble des institutions de l'Etat (administration, sécurité, justice, banques, douanes, etc.), parallèlement à la vérification fonctionnelle concernant des fonctionnaires de l'Etat et assimilés qui ont démérité. Les travaux de cette commission également seront à l'évidence annulés. Enfin, le mandat de la conservation de la mémoire dont l'objectif est de tirer les leçons du passé afin de garantir la non-répétition, se trouve compromis du fait que l'article 9 du projet de loi stipule qu'il ne peut pas être fait usage des résultats de cette commission dans quelque domaine que ce soit ; à la trappe, donc les supports culturels et pédagogiques allant dans le sens de la non-répétition des dérives et des exactions du système dictatorial. Dans ces conditions, quelles compétences reste-t-il à l'IVD, si elle se voit interdite d'investiguer, d'arbitrer dans les dossiers liés à la corruption, de proposer des réformes, de procéder à des réparations, ou même de formuler des recommandations et de publier des rapports sur un système autoritaire dont on sait qu'il était organiquement lié à la corruption? En somme, ce que tente de faire ce projet de loi, c'est transformer l'IVD en une sorte de mur des lamentations ! Mais ce n'est pas cela qu'attendent ces nombreux Tunisiens qui affirment que l'IVD représente l'un des derniers remparts que la Tunisie oppose au mouvement de restauration de la dictature. Faut-il rappeler que la revendication de justice sociale et de lutte contre la corruption se situait au cœur de ce puissant mouvement populaire qui nous a donné la Constitution de la IIe République. Le pouvoir, on le sait, est toujours le fruit d'un contrat lié au contexte qui l'a favorisé et aux promesses données. Autrement dit, faire abstraction de ce contexte a nécessairement un prix que l'on finit par payer, un jour ou l'autre. En définitive, il n'est pas exagéré de conclure qu'avec ce projet de loi, c'est l'Etat de droit même qui se trouve menacé. Au passage, les initiateurs du projet ne se sont aucunement gênés de violer allègrement une disposition constitutionnelle sans ambiguïté (art. 148, paragraphe 9) qui fait obligation à l'Etat de mettre en œuvre la justice transitionnelle dans tous ses domaines. L'adopter n'est pas un acte mineur. Ceux qui auront fait le choix de trahir leurs engagements pour des considérations de pouvoir auront l'amère surprise de découvrir qu'à terme, ils auront perdu et l'honneur et le pouvoir. S.B. *Présidente de l'Instance vérité et dignité Rapports de la Banque mondiale : HYPERLINK «http://www.banquemondiale.org/fr/country/tunisia/publication/unfinished-revolution»La révolution inachevée Mai 2014 ; HYPERLINK «http://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2014/03/27/world-bank-manipulation-former-tunisian-officials»All in the family : State capture in Tunisia – mars 2014; HYPERLINK «http://documents.banquemondiale.org/curated/fr/2015/06/24706159/political-connections-tariff-evasion-evidence-tunisia-réseaux-politiques-fraude-douanière-données-tirées-de-l'expérience-tunisienne»Réseaux politiques et fraude douanière : Données tirées de l'expérience tunisienne- juin 2015; Le même rapport de la Banque mondiale constate que « la dimension de la capture par l'Etat en Tunisie sous Ben Ali était extraordinaire – à la fin 2010, quelque 220 entreprises connectées à Ben Ali et sa famille élargie accaparaient 21 pour cent de tous les bénéfices annuels du secteur privé en Tunisie (ou $ 233 millions, correspondant à plus de 0,5 pour cent du PIB). Le fait qu'un si petit groupe de 114 personnes puisse s'approprier une si grande part de la création de la richesse en Tunisie illustre à quel point la corruption a été synonyme d'exclusion sociale. » (idem