Dans la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014, un certain nombre d'articles sèment inquiétudes et équivoques dans l'esprit des juristes quant à la question des libertés religieuses Il y a une année, l'Association de défense des libertés individuelles (Adli) organisait à Tunis une table ronde pluridisciplinaire sur « les libertés religieuses ». Parmi les intervenants à la rencontre, ont pris part, à côté de plusieurs juristes, un architecte-urbaniste, un journaliste, une enseignante de langues et civilisations anciennes. D'où l'intérêt d'une démarche, qui veut s'ouvrir sur divers points de vue et la raison pour laquelle les actes de la table ronde viennent d'être publiés. Treize universitaires y ont été associés, dont Salsabil Klibi, Mohamed Ben Moussa, Rania Chebbi, Wahid Chehed, Saloua Hamrouni, Khaled Majeri, Emna Sammari, Jinen Limame, Wahid Ferchichi, Abdelkérim Laouiti... Dans la préface de l'ouvrage collectif, le professeur de droit public Wahid Ferchichi, et également président de l'Association de défense des libertés individuelles, rappelle l'évolution constitutionnelle tunisienne en matière de libertés religieuses. Déjà en 1857, le Pacte fondamental cherchait à protéger les minorités. Il proclamait dans son article 1er : « Une complète sécurité est formellement garantie à tous nos sujets, quelle que soient leur religion, leur nationalité, leur langue et leur race ». La liberté de conscience VS la référence au sacréQuatre ans après est promulguée la première Constituions tunisienne, qui retient l'esprit de cette disposition et ajoute dans son article 98 : « La religion ne peut en aucun cas être exploitée pour instaurer une inégalité et une discrimination entre les sujets ». Puis arrive la Constitution d'un Etat indépendant, présidé par Bourguiba, celle de 1959. Son article 5 stipule : « La République tunisienne garantit...le libre exercice des cultes, sous réserve qu'ils ne troublent pas l'ordre public ». « Tout en s'inscrivant dans la continuité de la tradition constitutionnelle tunisienne, la Constitution de 2014 a réellement innové en introduisant la « liberté de conscience », qui englobe les libertés religieuses et cultuelles tout en allant bien au-delà pour reconnaître le droit d'avoir les convictions, idées, philosophies, religions... de son choix et de pouvoir en changer, les métisser ou les réfuter », note Wahid Ferchichi. Mais tous ces droits subissent une série de menaces provenant de plusieurs sources, de la culture patriarcale en premier lieu, qui refuse à l'individu toute transgression par rapport à l'islam, religion dominante, religion des ancêtres. Ensuite, la nouvelle Constitution prônant, comme en 1959, l'islam en tant que religion d'Etat (article 1er), la loi fondamentale, malgré sa référence à la notion de l'Etat civil (article 2), n'a pas tranché concernant cette épineuse question. Les compromis à trouver pour avancer dans la rédaction de la Constitution, malgré vents et marées, l'ont marquée de beaucoup d'ambiguïtés. « L'Etat est gardien de la religion...L'Etat s'engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés et à interdire d'y porter atteinte... », cite l'article 6 de la Constitution. Le culte du stambali a le vent en poupe Et à la juriste Jinan Limam de s'interroger sur le degré d'engagement de l'Etat pour protéger toutes les religions et pas uniquement « sa » religion. Ainsi que cette référence plutôt floue au sacré, ouvrant grande la porte à toutes les interprétations, à tous les possibles abus. « Ce qui mènera probablement à la censure de la libre expression légitime », prévient-elle. D'autres atteintes à des cultes et à des croyances sont relevées par Jinan Limam. Pourquoi a-t-on refusé en 2012 à la minorité bahai la création d'une association sous le prétexte que la loi interdit la constitution d'organisations sur une base religieuse alors que l'Association de la promotion de la vertu de Adel Almi fut légalisée en février 2012, s'interroge-t-elle. Au cours des années 2012 et 2013, la profanation et l'attaque de plus de 60 zaouïas appartenant à des confréries soufies, notamment au temps du rapprochement entre les islamistes au pouvoir et les salafistes, ennemis jurés des pratiques soufies, se déroulent sans que l'Etat n'intervienne avec force pour arrêter cette vague de destructions massives. Saloua Ghrissa, enseignante de langues et de civilisations anciennes a analysé dans son texte le culte du stambali, un culte d'un syncrétisme profond, pratiqué par les Noirs de Tunisie dans une ambiance, festive de musique, de danse et de chant. Avant l'indépendance, Tunis comptait quatorze sanctuaires dédiés aux saints adulés par cette communauté d'origine africaine. Mais Bourguiba ordonne en 1956 la fermeture de la plupart de ces maisons. Or, Sidi Saad et Sidi Fraj connaissent actuellement une renaissance et attirent un public se recrutant au-delà de la communauté noire. Expliquant le succès du culte du stambali, y compris dans les couches aisées et cultivées, Saloua Ghrissa note : « Il leur propose en effet une expérience à la fois exotique et psychologique très intense, qui est vécue en collectivité et donne l'impression d'être hors du temps. Il répond, sans doute ainsi à un besoin que le culte musulman traditionnel n'arrive pas à combler ».