Entre les dispositions de la Constitution et la pratique sur le terrain, le respect des libertés religieuses révèle un cas intéressant de distorsions, qui appelle un engagement citoyen La faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales a abrité, vendredi dernier, une rencontre organisée par l'Association tunisienne de défense des libertés individuelles (Adli). Sujet à l'ordre du jour : les libertés religieuses en Tunisie. Vaste sujet qui, au-delà des acquis comme des zones d'ombre de notre nouvelle Constitution, engage la question de la construction effective d'une société qui accorde une place réelle à la diversité religieuse en son sein. Comme le révéleront les différents intervenants, cette diversité est loin d'être consacrée dans les faits, et il appartiendra donc à la société civile, aux politiques ainsi qu'aux magistrats de faire en sorte que soit levée la contradiction qui existe entre les dispositions de la Constitution et les pratiques existantes... L'initiative de l'Adli est assurément à mettre sur le compte de cet effort particulier et, à ce titre, doit être saluée. Il faut signaler que la Constitution de janvier 2014 n'est pas sans tare, si l'on ose dire, dans le sens où, comme le souligne Salsabil Klibi, elle ne fait guère de place à la notion d'individu, ou de droits individuels. L'enseignante révèle que le texte de la loi fondamentale nous gratifie d'une seule et unique occurrence du terme. Ce qui tend à occulter la dimension individuelle, voire solitaire, de l'engagement religieux des citoyens, en tant que libre décision de leur part. Toutefois, ce déficit du texte autour du thème de l'individu et de ses droits, dit-elle, est compensé par le propos global, qui insiste en particulier sur l'égalité des citoyens... La future Cour constitutionnelle, fait remarquer Salsabil Klibi, aura fort à faire avec l'article 6 de la Constitution, afin de veiller au respect de la liberté de conscience et de croyance... Les acteurs sur qui l'on peut compter en vue d'un changement effectif des pratiques sont les politiques, par la teneur de leurs discours, mais aussi les magistrats, par leurs jugements rendus au cas par cas dans les affaires qui touchent aux libertés religieuses... Il s'agit pour eux d'assurer leur rôle de régulation dans «l'équilibre des libertés concurrentielles» entre les différentes religions... Ce combat pourra aussi s'appuyer sur les engagements de la Tunisie au niveau des dispositions du droit international. L'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, dont la Tunisie est signataire, en est un élément essentiel, et revêt pour nous force de loi. Mme Saloua Hamrouni, maître de conférences en droit, qui devait aborder le sujet, rappelle que n'importe quel citoyen peut se tourner vers les instances du droit international pour dénoncer des discriminations contraires au texte de cette convention. Les garanties concernent les droits des minorités religieuses, mais aussi ceux des athées et des agnostiques... L'enseignante relève à ce sujet un autre problème lié au texte de la Constitution, et qui trahit un cas de discrimination : l'exigence que le candidat à la présidence de la République soit de religion musulmane. Méconnaissance des minorités religieuses La relative homogénéité de la société tunisienne, qui est assurément un facteur de cohésion, joue-t-elle en faveur de l'acceptation de l'autre ? En fait, on note une certaine méconnaissance des minorités religieuses sur notre territoire, qui explique en partie pourquoi leurs droits ne sont pas suffisamment pris en considération. Mme Sana Ouechtati rappelle à ce propos que Juifs et Chrétiens sont présents sur notre sol depuis deux millénaires et qu'ils ont apporté leur contribution au façonnement de la société tunisienne... «Depuis l'indépendance et les événements du Proche-Orient, on assiste à une décroissance démographique...». Avec 20.000 chrétiens et quelque 1.500 juifs, ces deux minorités représentent à peine 0,2 % de la population. Mais, souligne-t-elle, il ne faut pas oublier les Bahaïs qui, bien qu'au nombre de 1.000, sont en augmentation. Il y a aussi les Ibadites — branche tolérante des Kharijites — de Djerba, ainsi encore que les soufis. Il y a les salafistes, dont la conférencière rappelle à juste titre qu'ils sont de deux sortes : les adeptes du «salaf es-salah» (le bon précurseur) et les adeptes du jihad. Sous-entendu : ne les mettons pas tous dans la deuxième catégorie... Enfin, la minorité athée et agnostique ne doit pas être oubliée, d'autant que les cas de Jaber Mejri et de Béji Ghazi, condamnés en 2012 à sept ans de prison et graciés depuis, donne du souci quant à l'usage qui pourra être fait par les juges de l'argument de la préservation de l'ordre public : les deux condamnés avaient publié des caricatures du Prophète sur leur page facebook ! Ce problème de l'occultation des minorités concerne-t-il les zaouias ? Wahid Ferchichi, président de l'association organisatrice de la rencontre, fait remarquer qu'il existe un «silence assourdissant» à leur sujet dans notre corpus juridique. Elles ont été combattues aussi bien par l'islam savant que par les modernistes, et pâtissent de leur statut ambivalent : à la fois lieux de culte et lieux faisant souvent partie des cimetières... Ce qui les prive de l'obligation de l'Etat en termes d'entretien. Le conférencier dénonce un abandon qui est en contradiction avec les engagements de la Tunisie en matière de préservation du patrimoine immatériel. Les «kharja» de Sidi Bou Saïd ou de Sidi Ali El Hattab, ainsi que les contes et les mythes attachés aux saints ne mériteraient-ils pas d'être «classés» dans le patrimoine national ? L'occultation prend une tournure plus nettement sociale quand il s'agit de la minorité noire, dont l'enseignante Saloua Ghrissa déclare qu'elle est frappée de «non-dit»... On n'en parle pas, on n'y consacre pas d'études. On s'interroge ici sur les raisons d'un racisme persistant à l'encontre de cette catégorie de nos concitoyens alors que l'esclavage est aboli en Tunisie depuis le 19e siècle... Et on dénonce une tendance chez les savants musulmans, contre la réserve du premier islam à l'égard de cette pratique, à diffuser l'esclavage en le codifiant.