Par Azza FILALI Les journées écoulées, depuis le 7 mars, sont cruciales à plus d'un titre : elles ont agi comme un révélateur, dévoilant la réalité de notre société. Car, en fait, que s'est-il passé à Ben Guerdane ? Une invasion imprévue et sauvage visant les centres de pouvoir de la ville, suivie par une guerre de rue ayant tourné à l'avantage des forces de l'ordre. Les terroristes ont reculé, mais la guerre est engagée et, cette fois-ci, il ne s'agit plus d'attentats commis par des « loups solitaires », tel le dernier en date, à savoir l'explosion d'un bus transportant des gardes présidentiels à l'avenue Mohamed V. En somme, nous affrontons une guerre, et si nous avons gagné une bataille, rien ne prouve que la guerre est terminée, loin de là : les cellules dormantes bien enfouies dans le territoire tunisien peuvent à tout moment agir, n'importe où, n'importe quand ! Mais ce que Ben Guerdane a révélé est la très grande maturité du peuple tunisien : les hommes de cette ville ont contribué à pourchasser les terroristes, certains l'ayant même payé de leur vie. D'autres se sont spontanément joints aux forces de l'ordre ou leur ont indiqué des caches où se réfugiaient les terroristes. Un sens aigu du devoir et une citoyenneté agissante, voilà la première leçon donnée par de simples citoyens, conscients de leur responsabilité et l'assumant au péril de leur vie. Autre leçon, la dignité et le haut niveau moral avec lequel les populations, à Ben Guerdane ou ailleurs, ont enterré leurs morts. Aucun officiel ne s'est joint aux différents cortèges funéraires, ils avaient sans doute beaucoup à faire ! Mais pour les citoyens, nous avons tous pu apprécier la sobriété, la grande retenue verbale, l'extrême dignité ! Des femmes ayant perdu un fils ou un mari ont, malgré leur chagrin, exprimé leur fierté que le défunt ait péri pour son pays. Indépendamment des simples citoyens, les militaires, les membres de la Garde nationale et les douaniers ont fait preuve d'une énergie et d'un acharnement allant bien au-delà de l'obéissance à des ordres venus d'en haut. De l'autre côté, que voyons-nous ? Un gouvernement discret et indécis. Des contradictions entre un ministre de la Défense qui annonce que des experts étrangers pourraient venir encadrer l'armée tunisienne, déclaration démentie par son chef du gouvernement, le lendemain. Belle leçon de cohérence gouvernementale. ! Sinon, que fait le gouvernement ? Il continue à fonctionner comme à l'accoutumée, en dehors de l'inévitable conseil ministériel dépêché en urgence au lendemain du 7 mars. Ce gouvernement semble inconscient du fait que le pays est passé du stade d'attentats isolés, au stade de guerre dont l'issue est loin d'être connue. Car il s' agit bien d'une guerre, et les terroristes voulaient envahir la région de Ben Guerdane et en faire un califat daechien... Pour un gouvernement de guerre, les mesures prises sont quasi inexistantes. Ce gouvernement ne prend même pas la peine d'appliquer à la lettre les prérogatives de l'état d'urgence, lesquelles interdisent les grèves quel qu'en soit le motif. Or, que voyons-nous ? Des étudiants de la faculté des sciences juridiques et sociales en grève depuis 11 jours pour une histoire d'examens. Pas de mesure exceptionnelle prise et annoncée, pas de cellule ministérielle de crise, rien qui sorte véritablement du train-train de tous les jours. Est-ce là un gouvernement de guerre ? Les événements des jours passés demandent des décisions exceptionnelles, une présence autrement plus forte des dirigeants dans les médias. Faire sentir aux citoyens que la situation est prise à bras-le corps et que son niveau de gravité est apprécié à sa juste mesure ! En vérité, nous sommes bien loin de tout cela. Quant aux partis, ils sont quasi inexistants. La plupart ont publié des communiqués dénigrant les évènements, puis ont considéré que leur rôle était terminé. C'est qu'ils sont trop occupés à se construire ou se quereller pour renoncer à la casquette de leur parti et réagir en simples citoyens. Certains partis réclament encore le fameux congrès contre le terrorisme pour que la société bien pensante (partis, associations et prétendue élite) se mette d'accord et élabore une feuille de route, face au terrorisme. Mais une feuille de route pour qui ? Pour le citoyen qui vit au bas de Djebel Châambi ou à 50 km de Ben Guerdane et qui est confronté directement au danger, un danger qu'il devra affronter tout seul, sans la feuille concluant l'inutile congrès contre le terrorisme ? Soyons réalistes ! De plus en plus, gouvernement et partis voient leur image pâlir, au point de n'être plus que des figurants, soit théorisant bien loin de la vraie vie (pour le gouvernement) soit absents de la scène, la vraie, celle qui se passe dans les rues des campagnes, dans les montagnes (pour les partis et même la société civile). A propos du gouvernement, une image symbolique très forte est la « barricade » de fer forgé, érigée en plein centre de la place de la Kasbah, pour protéger le Premier ministère des assauts de son peuple. Mais qu'y a-t-il à protéger ? Un pouvoir politique ? En vérité, le vrai pouvoir est de l'autre côté du fer forgé, aux mains du peuple. C'est lui qui a fait preuve d'une détermination et d'une maturité, allant bien au-delà de celle démontrée par ses élites politiques et ses dirigeants. Le vrai dirigeant est le peuple. C'est lui qui a écrit l'histoire de Ben Guerdane, et qui continuera à écrire l'histoire de sa terre avec la gravité, l'énergie, et la solidarité qu'il nous a prouvées. La véritable leçon de Ben Guerdane est d'avoir définitivement montré de quel côté était le pouvoir. Le vrai pouvoir, sans grands mots, ni effets de manches, marche dans les rues, supporte les privations (quel dirigeant s'occupe de la misère des commerçants de Ben Guerdane, privés du marché Libyen ?) Oui, le peuple a pris son destin en main et qu'il y ait ou non un dirigeant pour l'encadrer et lui montrer le chemin, le peuple connaît son chemin, celui de sa survie, et de la protection de sa terre. Tout se passe comme si il avait décidé de ne compter que sur lui-même et de faire abstraction des politiques. Voilà une grande mutation qui se préparait depuis longtemps, en vérité depuis que des citoyens apolitiques ont arpenté les rues des villes, un certain 14 janvier 2011. Les grandes mutations sociales se font insidieusement, souvent à l'insu des prétendus décideurs; puis un jour, une aube d'un genre nouveau se lève, sur Ben Guerdane ou ailleurs, et les élites, devant leurs écrans de télévision ou leur page facebook, découvrent un peuple sûr de lui, détenant la décision et le pouvoir, un peuple dont la Tunisie peut être fière. Voilà, sans doute l'acquis majeur de ces cinq dernières années et la véritable leçon de Ben Guerdane.