On s'attendait peut-être à des désistements, à des annulations de réservations, à un public qui aurait fait demi-tour et rebroussé chemin... Toute info se rapportant à la sécurité peut très vite dissuader les gens, enfin, c'est ce qu'on pourrait croire. Mais au Kef pour l'ouverture de Sicca Jazz, il y avait grand monde. Quand on est au Kef, on constate vite l'énergie débordante de sa jeunesse qui s'active pour réussir son festival, le défendre en tant que manifestation militante et écologique, qui peut s'intégrer dans un circuit touristique, culturel et alternatif de randonnée, de découverte et de musique. Les hôtels de la ville affichent complet pour le week-end. On propose une autre formule «Chez l'habitant», car les Kéfois offrent aussi le gîte. Pour la soirée inaugurale, la Kasbah était plus belle que jamais, toute éclairée, sécurisée et bien encadrée. Le public était aussi au rendez-vous, et ne s'est pas privé d'une belle balade au coucher du soleil, admirant Boumakhlouf, la vallée du Kef. Sicca Jazz a mis les bouchées doubles : une soirée et deux concerts, chaque soir. Cela démarre avec le grand Rabii Abou Khalil, celui dont on avait dit de lui «Rabih Abou-Khalil n'expérimente pas, il cherche. C'est une recherche mue par le rythme et nourrie de tradition» ou plus exactement par plusieurs traditions : musique arabe, jazz, blues. C'est dire que sa musique va de l'avant, elle est aussi entièrement imbibée du passé. La première partie avec Rabii Abou Khalil fut tout bonnement magique. Avec son oud, et entouré de ses musiciens à l'accordéon, la batterie, la percussion et la clarinette, il ouvre le concert avec un morceau intitulé «L'histoire du parapluie» ; un parfait équilibre entre la puissance et la légèreté de l'interprétation. L'artiste enchaîne avec un autre titre : «Si tu me quittes, il faut que je me trouve une autre», qui reflète un peu sa personnalité de séducteur, de beau parleur et de bon communicateur. D'ailleurs, le public a été séduit aussi bien par les anecdotes qu'il a racontées, que par la musique qu'il nous a offerte. Le fondement de son jeu est la tradition musicale arabe, dont il fait un genre musical moderne, grâce à ses improvisations et à sa façon de la placer dans un contexte de jazz. R. Abou Khalil amène ses instruments occidentaux qui l'accompagnent à se teindre avec l'accent oriental, à supporter son oud, le rehausser avec les étirements de l'accordéon et à faire de la batterie un instrument plus velouté. Le blues des chants des bergers La seconde partie de la soirée nous a bousculés, bouleversés et en même temps exaltés. «Le message des montagnes» est une création du festival, chose devenue très rare, même pour nos festivals les plus anciens et les plus prestigieux. C'est une idée de Adnène Helali, l'agitateur culturel et fondateur de la fête du berger, et Ramzi Jebabli, directeur de Sicca Jazz. Quant aux arrangements, ils sont signés par Sami Ben Saïd. Le message des montagnes fut fort et bouleversant. On commence par une vidéo qui alterne les images des moments essentiels de notre histoire récente et les moments qui ont ébranlé les Tunisiens au plus profond de leur être. La voix de Adnène Helali retentit avec un texte «une lettre à Monsieur le président», écrite à l'attention de tout responsable politique qui considère Echambi, comme une région dangereuse, et oublie que dans ces hauteurs, il y a, entre autres, des bergers, des familles, des enfants et toute une souffrance qu'on est loin d'imaginer. Les voix des bergers, deux chanteurs, une chanteuse et un gassab, ont porté très loin. Des chants qu'on a perdus, mais des sonorités qu'on retrouve et qui nous font vibrer et danser. L'essentiel du travail de Sami Ben Saïd, consiste à relever l'âme profondément blues de ces chants montagnards et à créer la belle fusion qui s'est opérée durant cette soirée. Sicca Jazz continue jusqu'a dimanche, pas seulement avec la musique, mais avec tant de choses à découvrir.