Par Hmida BEN ROMDHANE Une interview très instructive vient d'être réalisée avec le président américain par le journaliste Jeffrey Goldberg à paraître dans le magazine « The Atlantic » dans son édition d'avril 2016. Le journaliste était l'ombre d'Obama pendant des mois. Il le suivait partout, dans ses voyages sur Air Force One, dans son bureau à la Maison-Blanche et ailleurs. Des centaines d'heures d'entretien ont produit une longue interview de 35 pages dans laquelle le président américain a parlé en toute franchise du « mal » fait au monde arabe et musulman par la version fondamentaliste saoudienne de l'Islam, de la piètre idée qu'il se fait de l'ancien président français, Nicolas Sarkozy, et de l'actuel Premier ministre britannique, David Cameron, de la Libye, des raisons qui l'ont amené à annuler au dernier moment l'intervention de l'armée américaine contre le régime de Bachar Al Assad, du harcèlement qu'il a subi de la part de ses proches collaborateurs, « choqués » par le revirement présidentiel et bien d'autres sujets encore. Obama se rappellera pendant longtemps de cette journée du 30 août 2013. C'était l'une des journées les plus importantes de sa présidence. Ce jour-là, il avait évité in extremis à l'armée américaine d'intervenir encore une fois dans un pays musulman, de détruire son régime et de le livrer au règne des milices terroristes, comme c'est le cas de la Libye, ou à une guerre interminable, comme c'est le cas de l'Irak. Pourtant, avant cette date, Obama avait ordonné au Pentagone de préparer la liste des cibles à détruire en Syrie ; il avait ordonné également le déploiement de cinq Destroyers-lanceurs de missiles de la classe « Arleigh Burke » en Méditerranée. Ses plus proches collaborateurs, notamment Samantha Powers, Susan Rice et John Kerry semblaient surexcités à l'idée de « punir » enfin Bachar Al Assad et impatients de voir les missiles et les bombes pleuvoir sur Damas. La même surexcitation et la même impatience semblaient être partagées par le président français, François Hollande, et par le Premier ministre britannique, David Cameron. La même surexcitation et la même impatience étaient bien évidemment partagées aussi par les dirigeants d'Arabie Saoudite, de Turquie et du Qatar... L'entrée en guerre de l'Amérique contre le régime syrien était prévue pour le 31 août, et juste un jour avant, le 30 août, le Conseil national de sécurité était réuni à la Maison-Blanche. Quand Obama fit son entrée, il déclara sereinement à ses collaborateurs qu'il avait changé d'avis, qu'il ne signerait pas d'ordre d'entrée en guerre contre la Syrie et qu'il soumettrait la chose au Congrès à qui il demanderait un vote sur le sujet. D'après Jeffrey Goldberg, les collaborateurs réunis à la Maison-Blanche étaient « sous le choc ». Susan Rice, conseillère d'Obama pour la sécurité nationale, a protesté haut et fort contre la décision de son patron en affirmant qu'elle est très inquiète pour l'Amérique dont « la crédibilité va être sérieusement et durablement endommagée. » Samantha Powers, ambassadrice US à l'ONU, était elle aussi sous le choc, car le principe de « la Responsabilité de protéger les populations civiles contre les dictateurs » dont elle a fait son cheval de bataille est soudain tombé à l'eau par le revirement d'Obama. Quant au secrétaire d'Etat, John Kerry, qui n'a été mis au courant du revirement que plusieurs heures plus tard, il était furieux et s'est plaint à l'un de ses amis en affirmant qu'il s'est fait...non, on n'ose pas reproduire ici le gros mot qu'il a employé. Ces trois exemples, parmi tant d'autres, montrent l'étendue du refus de la « volte-face » d'Obama et de la frustration d'un grand nombre de responsables tant à l'administration fédérale qu'au Congrès, en passant par la multitude de « stratèges » et de think tanks qui ont mis le président américain sous pression, espérant pouvoir lui forcer la main et l'obliger à s'engager dans une nouvelle guerre. Pourquoi Obama a-t-il tenu bon et résisté à tant de pression ? L'argument le plus déterminant qui semble avoir convaincu le président américain à faire machine arrière est le cas de la Libye. Quand il parle de ce pays, on sent qu'il regrette amèrement de s'être laissé entraîner dans la guerre contre Kadhafi, et qu'il en veut énormément à ceux qui, comme Hillary Clinton, Nicolas Sarkozy et David Cameron, l'ont poussé dans cette désastreuse aventure qui, selon lui, a transformé un pays stable en « un merdier ». Pour Obama donc, le raisonnement est simple : s'il s'engageait dans la destruction du régime syrien, il livrerait la Syrie aux hordes terroristes et aux milices armées et les effets pour la région et le monde seraient autrement dévastateurs. Mais en plus des effets dévastateurs, il y a autre chose qu'Obama trouve absolument inacceptable : l'utilisation du bras armé de l'Amérique par de « prétendus alliés » pour servir des intérêts « qui n'ont rien à voir avec les intérêts américains ». Et cela s'applique en particulier aux deux pouvoirs régionaux, l'Arabie Saoudite et la Turquie. Ces deux pays ont des intérêts évidents dans la destruction du régime de Bachar Al Assad et ont tout fait pour entraîner l'armée américaine dans la guerre en Syrie. Grandes étaient donc leur frustration et leur amertume face au revirement d'Obama. La haine que ressentent les dirigeants saoudiens et turcs contre cette « mauviette » ne s'éteindra pas de sitôt. Mais l'histoire retiendra sans doute que la principale réalisation positive de l'actuel président américain est la guerre qu'il a refusé de mener en Syrie. L'histoire retiendra aussi le 30 août 2013 comme « le jour de la libération » d'Obama, comme l'a joliment dit Jeffrey Goldberg, le journaliste-intervieweur. Ce jour-là en effet, le président américain s'est libéré in extremis des intenses pressions exercées sur lui par divers collaborateurs, divers lobbies et divers « alliés » qui voulaient le forcer à créer un autre « merdier » dans un autre pays arabe.