L'interférence des barons de la contrebande avec les dirigeants des partis qui tiennent le haut du pavé est on ne peut plus évidente. L'establishment joue le jeu, profite du pactole et ferme les yeux. On invoque la démocratie, les droits de l'Homme, la dignité et le souci de transparence et de bonne gouvernance et on laisse faire l'ignominie L'affaire dite des «Panama papers» nourrit, sous nos cieux, les accusations et suspicions les plus raisonnables, invraisemblables ou sordides. Mais elle remet sur le tapis les carences structurelles d'un système grippé ou mis à mal par les dérives mafieuses. Au grand dam d'une économie amorphe, engluée dans les interstices d'une transition bloquée. Résumons. Chez Mossack Fonseca, le cabinet panaméen spécialiste de la domiciliation des sociétés offshore, «l'argent propre côtoie l'argent sale, l'argent gris (celui de la fraude fiscale) côtoie l'argent noir (celui de la corruption et du crime organisé), les grandes fortunes et les stars du football côtoient les réseaux criminels et les chefs d'Etat corrompus», comme l'a écrit Le Monde. Mais le Panama n'est guère le seul passage obligé pour s'enquérir de l'étendue du désastre économique mafieux qui est le nôtre. Chez nous, l'économie informelle repose essentiellement sur la contrebande contrôlée par diverses mafias. Elle atteint plus de 40 % du PIB, estimé à quelque cent milliards de dinars. Le crime organisé s'y taille la part du lion. Divers spécialistes font également valoir que l'économie parallèle liée directement au terrorisme et à ses divers trafics, dont celui des armes, atteint les sept milliards de dinars. L'évasion fiscale s'élève à 70% des recettes fiscales actuelles, soit près de 10 milliards de dinars de manque à gagner comptabilisés en 2014. En même temps, le nombre de milliardaires en Tunisie a augmenté de 17%, selon un cabinet d'études britannique. La fortune cumulée des milliardaires tunisiens égale la moitié du budget de l'Etat. Autant d'indices alarmants et problématiques. On comprend dès lors pourquoi la Tunisie a perdu des places dans le tristement célèbre classement de la corruption établi par Transparency International. Notre pays occupe désormais la 79e place sur les 177 pays passés au crible en 2014. Bref, il y a ici tous les ingrédients de l'économie capitaliste mafieuse. Beaucoup de protagonistes des lisières opaques recourent aux sociétés offshore pour dissimuler leurs actifs douteux. Par essence, les finances obscures échappent à tout contrôle. Mais elles agissent aussi all'aperto dans nos murs. Et l'Etat ne fait rien pour y parer. Il n'y a qu'à parcourir les rues de nos grandes villes pour se rendre compte de l'étendue du désastre. Partout, les rues, les avenues et les places publiques sont squattées par les marchands de contrebande. Au vu et au su de tous. Les bourses du change illicite et du trafic des devises fleurissent. Les produits de contrebande envahissent les étals. Et une faune de gens peu recommandables se meuvent allègrement. En plus, en toute impunité. Entretemps, l'Etat se contente de bayer aux corneilles. Le gouvernement s'attelle davantage, via une loi de finances problématique, à l'acharnement fiscal contre certains corps de métiers, tels les avocats ou les médecins. Et élude le traitement en profondeur de l'économie parallèle et ses excroissances perverties. Ici comme ailleurs, rien n'est gratuit. Et certaines symboliques désastreuses résument tout. Dans une récente interview à l'Economiste Maghrébin, M. Walid Ben Salah, expert-comptable et ancien secrétaire général de l'Ordre des experts-comptables, a déclaré : «Les marchandises affluent de partout à travers les passages légaux, les aéroports, les ports...sans contrôle aucun. On connaît bien les barons de la contrebande, mais on laisse faire. Pire, on leur réserve des zones entières comme celle du souk Moncef-Bey qui, ironie du sort, se situe en face de l'Ecole nationale de la douane et celle des finances. Ce qui donne l'impression que les commandes sont bien aux mains des contrebandiers, qui partent du principe que tout le monde est corruptible pour se créer leurs propres cercles de protection. La lutte contre l'économie informelle doit, à mon avis, aller de pair avec une lutte intense contre la corruption, qui facilite aujourd'hui le fonctionnement des réseaux hors la loi». C'est dire aussi que l'interférence des barons de la contrebande avec les dirigeants des partis qui tiennent le haut du pavé est on ne peut plus évidente. L'establishment joue le jeu, profite du pactole et ferme les yeux. Les lignes rouges sont sournoisement définies. Personne n'ose franchir le Rubicon. La schizophrénie du système est patente. On invoque la démocratie, les droits de l'Homme, la dignité et le souci de transparence et de bonne gouvernance et on laisse faire l'ignominie. Bien pis, on l'encourage en sourdine à défaut d'enquêtes d'investigations et de poursuites judiciaires bien ficelées. Des voix s'élèvent, des journalistes, des associatifs et des experts démontent les mécanismes de la piovra. On se contente de leur opposer un dédaigneux «cause toujours, tu m'intéresses» ! Bien qu'utile, le passage par les réseaux mis au jour par «Panama Papers» n'est pas l'unique voie du salut. En faire l'abcès de fixation équivaudrait à diluer un océan dans une goutte infinitésimalement réduite. Il faut tout simplement regarder attentivement autour de soi et se décider à diligenter des instructions judiciaires efficientes et qui ne soient guère de la simple poudre aux yeux pour amadouer la galerie. Il faut aussi prendre en charge inclusivement certaines régions frontalières, ainsi que les réseaux occultes et actifs autour des ports et des aéroports. Tant que l'équivalent d'une fois et demie de la valeur du budget demeure hors de toute atteinte, le modus operandi de la piovra continuera à sévir. Et les contrebandiers et leurs sbires continueront à régner sans gouverner et les autorités à gouverner sans régner.