(Jean Ziegler, Albin Michel, Paris 2008, 300 p.) «Sans Auschwitz, les Européens n'auraient jamais su ce qu'ils avaient fait aux Africains.» Alfred Métraux A l'époque où je travaillais à l'Université de Genève, il y a vingt-cinq ans environ, j'ai souvent rencontré Jean Ziegler. La photocopieuse de notre institut de droit pénal constituait un pôle d'attraction propice à des échanges aussi informels que passionnants. C'est avant tout la générosité foisonnante qui se dégageait de la personnalité de ce juste, qui m'a conduite à lire ses multiples ouvrages qui, inlassablement et de front, attaquent les diverses formes de l'abus de pouvoir. Jean Ziegler a pris le temps de rédiger des livres qui donnent des armes aux opprimés. «Un ordre du monde qui donne comme naturels, universels, nécessaires la richesse rapidement croissante de quelques-uns et le dépérissement continu du plus grand nombre, où les libertés fondamentales sont payées par l'exploitation des travailleurs d'Europe et par le sang de l'anonyme multitude de ceux d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine, est un ordre inacceptable.» Jean Ziegler est l'auteur suisse le plus lu à l'étranger. Ses écrits ont atteint et modifié la conscience collective, ce qui constitue un premier pas indispensable vers l'évolution que l'auteur appelle de ses vœux. Le destin l'a fait naître en terre chrétienne, mais, par son engagement passionné en faveur des pauvres, il honore une des belles valeurs de l'Islam et mérite d'être lu par les croyants musulmans. L'écriture, c'est son glaive. Il ne désavouerait sans doute pas cette affirmation de Franz Fanon, que seul le combat peut réellement exorciser ces mensonges sur l'homme qui infériorisent et littéralement mutilent les plus conscients d'entre nous. Ce militant dans l'âme enchaîne les carrières : professeur de sociologie à l'université, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l'alimentation de 2001 à 2008, membre du Comité consultatif du Conseil des droits de l'Homme. Son engagement, il le paye de sa personne, et à l'occasion même de ses deniers. Ainsi, neuf oligarques, dont il attaquait de front la coterie, l'ont traîné en justice et les tribunaux de son pays l'ont condamné à payer un million de francs suisses pour encore enrichir ces nantis. Ami du Che, souvent présent aux côtés des protagonistes de mouvements de libération, voyageant dans le monde entier, Jean Ziegler bénéficie d'une légitimité basée sur l'action. Même s'il se définit comme un privilégié, payé pour penser, ce n'est pas un intellectuel éthéré, déconnecté du réel et confiné dans sa chapelle. La Haine de l'Occident Son dernier livre, La Haine de l'Occident, analyse les raisons de l'hostilité de principe que les peuples du Sud manifestent à l'endroit de ceux du Nord, sentiment de nature à gripper un dialogue pourtant indispensable. Vigoureusement, le sociologue dénonce l'arrogance de l'Occident, sa prétention dominatrice à donner des leçons au monde entier, sa mémoire de pierre, dictée par ses seuls intérêts économiques. Et les exemples ne manquent pas. Celui du biocarburant, parmi d'autres. «…Il faut savoir que pour remplir le réservoir d'une voiture moyenne fonctionnant au bioéthanol, il faut brûler 358 kilos de maïs et qu'avec 358 kilos de maïs, un enfant du Mexique ou de la Zambie (où le maïs est l'aliment de base) vit une année entière.» Alors que la planète pourrait nourrir quelques milliards d'individus de plus, en 2007, trente-six millions de personnes sont mortes des conséquences de l'extrême pauvreté et un tiers de l'humanité souffre d'invalidité provoquée par la sous-alimentation permanente. C'est essentiellement sur une démarche historique que se base Jean Ziegler, rappelant les innombrables épisodes qui font de la mémoire du Sud une mémoire blessée. L'esclavage, la colonisation et la spéculation boursière, qui dirige vers ceux qui en auraient le moins besoin les richesses des pays soumis à cet esclavage moderne. Le sociologue évoque les mystérieux méandres suivis par la mémoire des victimes après de lourds traumatismes collectifs. Le douloureux souvenir ne chemine que temporairement de manière sous-terraine, pour mieux ressurgir plus tard. Ainsi, sans que l'on sache exactement pourquoi, ce n'est pas immédiatement après la Shoah que le scandale du génocide hitlérien a éclaté, mais plusieurs décennies plus tard. Même constat pour la guerre d'Algérie, pays conquis en 1830 par les Français, et dont les multiples révoltes furent invariablement matées dans le sang. L'originalité de l'ouvrage réside dans la démonstration que c'est la même logique, celle du prédateur blanc, qui a présidé à l'esclavage officiellement aboli et aux formes modernes qu'il revêt, comme par exemple la spéculation. Citant Régis Debray, Jean Ziegler rappelle que «Les humiliants ne se voient pas en train d'humilier. Ils aiment à croiser le fer, rarement le regard des humiliés.» La prise de conscience qui devrait déboucher sur une démarche de contrition semble irréalisable. Non seulement elle n'a pas lieu, mais l'oppresseur persiste et signe. Ainsi, s'exprimant sur la colonisation, Sarkozy la qualifie de «faute qui fut payée par l'amertume et la souffrance de ceux qui avaient cru tout donner et qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait tant.» Les étapes de la reconstitution identitaire du Sud Dès 1955, la conférence de Bandung marqua l'intention des peuples du Sud de se réapproprier leur mémoire, et la reconstruction de leur identité face à l'impérialisme occidental. En 1966, à La Havane, la Tricontinentale aurait dû prendre le relais, mais le projet ne vit jamais le jour. Après une éclipse de quarante ans, le mouvement des non alignés resurgit enfin triomphalement dans la capitale cubaine et pèse maintenant à l'ONU un poids politique considérable. Vers un espoir ? Très attaché au continent de l'Amérique latine, qu'il connaît bien, Jean Ziegler s'arrête longuement sur le cas de la Bolivie, qui, en 2005, a démocratiquement élu Evo Morales, d'ascendance indienne, proche de son peuple. Invoquant régulièrement le martyr des résistants de cette ethnie dont la détermination n'a jamais failli, le nouveau Chef d'Etat a nationalisé les importantes richesses du sous-sol et fait de la lutte contre la pauvreté sa première priorité. Echappera-t-il aux dangers qui le guettent ? C'est sur cette interrogation que s'achève le dernier ouvrage de combat de notre conteur oriental né en Suisse. En effet, le repli identitaire menace ce peuple andin, trop longtemps écrasé. Quant aux forces occidentales qui, pour avoir perdu leur mainmise sur le sous-sol bolivien, ont mis à prix la tête du leader jugé subversif, on ne sait ni quand, ni comment se concrétisera leur attaque. Une nation phare de l'Occident vient d'élire un président noir. Ce changement spectaculaire annonce-t-il l'émergence d'une conscience nouvelle ou s'agit-il d'un lifting de surface‑? Avec sa conscience aiguë des réalités humaines, Jacques Vergès annonce que nous vivons dans une société spirituellement en flammes où brûlent toutes les certitudes du passé. Puisse ce brasier purifier le monde et un ordre plus juste en émerger. ––––––––––––––––––––––––– Ziegler J.; Le bonheur d'être Suisse, Seuil, Fayard, Paris 1993 pp. 17 – 18. Fanon F.; Les damnés de la terre, La Découverte/Poche, Paris 2002 p. 284. Le livre, plusieurs fois réédité, est paru pour la première fois en 1961. Ziegler J.; La Haine de l'Occident, Albin Michel, Paris 2008 p. 288. Parmi d'autres, deux études complètent la fresque historique esquissée par Jean Ziegler : Plumelle-Uribe R.A. La férocité blanche, Des non-blancs aux non-aryens. Génocides occultés de 1492 à nos jours, Albin Michel, Paris 2001. Sala-Molins, Le code noir ou le calvaire de Canaan, PUF, pratiques théoriques, Paris 1987. Voir à ce sujet les nombreux ouvrages de Jacques Vergès portant notamment sur la guerre d'Algérie, dans lequel, comme militant et avocat, il œuvra avec talent et audace. Citons notamment : – Pour les Fidayine, Les Editions de Minuit, Paris 1969. – Le salaud lumineux, Conversations avec Jean-Louis Remilleux, Editions n°1, Michel Lafon, Paris 1990. – Jacques Vergès l'anticolonialiste, Le félin, Kiron, Paris 2005. Debray R.; Aveuglantes Lumières, Gallimard, Paris 2006 p. 136 In Ziegler J.; La Haine de l'Occident, Albin Michel, Paris 2008, p 14. Ziegler J.; Idem p. 80. Vergès J.; «J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans», La Table Ronde, Paris 1998 p. 185.