Depuis le 4 et jusqu'au 12 juin, la Résidence de France à La Marsa accueille une exposition hors du commun, intitulée ‘Pollen' : neuf artistes et quatre écrivains tunisiens et français investissent les jadrins de Dar Al Kamila et nous proposent leur regard sur le monde. Dans les airs, flottent des poussières d'une centaine de microns. Au gré des vents ou selon les envies de quelques acteurs du règne animal, elles sont ballottées, renfermant dans leurs cœurs l'essence de la vie. Le pollen, dans sa quête, voyage très loin et toujours plus haut, sans se soucier des frontières ni des barrières. Sa mission est beaucoup plus noble que toutes les cupidités terrestres réunies. Elle est celle de féconder et de peupler un monde futur, qui saura perpétuer ses lignées. L'artiste ressemble à une particule de pollen dans les somptueux jardins de Dar «Al Kamila». De son art, il insémine les esprits par des visions parfois poussées à l'extrême pour bousculer subtilement les âmes ou tout simplement pour s'exprimer autrement. L'exposition, «Pollen», est une galerie d'art à ciel ouvert qui prend racine dans les jardins privés de la demeure de l'ambassadeur de France, Dar «Al Kamila», du 2 au 12 juin 2016. Au milieu d'un écosystème magique, grouillant de vie, la nature inspire une paix fluide dont elle seule possède les secrets. Un cadre propice au recueillement et à la réflexion, pour des visiteurs plus réceptifs et inspirés. Dans les clairières des jardins, caressées par le doux soleil de juin, l'atmosphère est chargée de murmures transcendants aux différentes couleurs. Des prières dans un langage universel émanent des pieds géants en céramique, réalisés par Houda Ghorbel. Les têtes invisibles sont enfouies totalement dans les profondeurs de la terre, seuls d'énormes pieds subsistent encore de ces personnages implorant la terre de les pardonner de l'avoir offensée. Représentants suprêmes de l'humanité entière, ces géants se prosternent de honte face à mère nature. Honte de toutes les guerres meurtrières, de l'exploitation sauvage de ses ressources, des pollutions, de l'irrespect total de l'homme vis-à-vis de cet environnement bénit qu'il a décimé. Au loin, s'élèvent les chuchotements de milliers de pèlerins cheminant vers un palmier mort sur lequel est perché un personnage mystique rappelant «Syméon le stylite», installé par Mariam Bouderbala. Syméon des temps modernes est un jeune réfugié absorbé dans son rêve et indifférent à toutes les déambulations actuelles. L'invitation à rejoindre la horde de fidèles imaginaire est irrésistible. Au pied du palmier, des bains de soleil en forme de bateaux pneumatiques noirs, échoués sur la rive, sont prévus pour les visiteurs. Allongés sur ces transats, symboles paradoxaux du bonheur des vacances d'été et du tragique sort incertain des réfugiés fuyant l'enfer, ils pourront s'adonner à la méditation. De l'autre côté des jardins, dans le brouillard du mariage estival animalier, le visiteur peut écouter les youyous mêlés aux pleurs amers des femmes gisant près des tombeaux des soldats martyrs au Mont Châambi à Kasserine. Les « Onze » tombeaux en verre de Sadika Keskes reposent en paix sur l'herbe fraîche, ressemblant à des fantômes retenus sur terre pour un ultime adieu. Un deuil émouvant, poétique et magistral pour dénoncer l'extrémisme religieux. En s'avançant dans les chemins sinueux de la demeure, des flux d'invocations surgissent en éclairs d'une parcelle de terre. Les Lettres abstraites géantes de Bchira Triki ont investi les lieux. Symbole d'une identité perdue, ces lettres cherchent leur identité par tous les moyens. Plantées au sol, elles creusent profondément pour chercher le sacré et s'élancent verticalement vers le ciel en position d'ouverture d'un long dialogue. Bchira nous entraîne dans une quête sépulcrale d'une identité diluée et oubliée dans les confusions de la mondialisation et par une lourde hostilité internationale envers les cultures arabo-musulmanes. Dans l'ambiance mystique suscitée par les quatre œuvres de Houda, Mariam, Sadika et Bchira, et dans le bourdonnement des prières et invocations, une merveilleuse mélodie s'écoule comme une tendre brise d'été pour réconforter les douleurs et panser les blessures. La sculpture de la femme au violon de Najet Ghrissi joue sa musique et s'impose comme une évidence dans un hymne à la vie. La corpulence métallique est construite à partir de fines plaques en tôle disposées en parallèle pour créer une transparence et une légèreté en cohérence totale avec la fluidité musicale. L'œil voit et l'oreille peut faire l'effort d'écouter cette musique invisible sculptée par Najet, et dégagée par chacun, par chaque entité vivante et chaque objet, car la vie est une musique sans fin. Avec la beauté sauvage des jardins peinte par la main divine, d'autres mains humaines ingénieuses et habiles se sont frayé des chemins vers une interprétation originale de la nature. Noutail Belkadhi rend à Dieu ce don de la création en reproduisant la magie de la floraison d'un arbre métallique et statique renfermant des antennes de véhicules qui se plient et se déplient en continu, ressemblant à des branches mobiles. Le paradoxe entre la froideur du métal et le mouvement organique créé par le va-et-vient des antennes rappelle le cycle éternel de la vie et de la mort. Richard Conte recrée collectivement la cartographie du ciel à l'échelle humaine à partir de boules de pétanque. Une œuvre qui évolue et prend vie au fur et à mesure des lancers de boules par les participants sur un terrain dégagé. Leurs énergies insufflent la vie aux étoiles et aux planètes, et c'est là où tout commence... En quittant les esprits préoccupés par la spiritualité et la création divine, un retour vers le contexte actuel se ressent à travers les installations de Wadi Mhiri et Mouna Jemal Siala. «Jihad Annikah» (le Jihad du sexe) de Wadi Mhiri a trouvé refuge au fond des jardins, dans un belvédère niché au milieu d'une couronne d'arbres et de palmiers, loin des regards pour laisser sévir le mal. L'œuvre est un lit à baldaquin immaculé où le visiteur est invité à s'allonger et se détendre. Une quiétude rapidement balayée par les torrents de cartouches et d'obus menaçants, suspendus au ciel du lit et inscrivant l'expression «Jihad Annikah» en arabe. L'installation symbolise le calvaire meurtrier de milliers de femmes livrées à l'Etat islamique de leur plein gré ou de force. Vouées en courtisanes du diable le temps de leurs endurances aux sévices des soi-disant djihadistes sauvages sans foi ni loi. L'artiste braque l'attention sur l'instrumentalisation de cette chair fraîche jetée à des marionnettes tueuses servant les intérêts de certains pays. Pendant quelques minutes, oubliez la douceur des draps, fermez les yeux et pensez à ces femmes, aux milliers de cris, de pleurs, de douleurs, aux mélanges de sueur et de sang. N'ayez pas peur de toucher la terreur, car elle est réelle et surtout humaine. En poursuivant la balade dans les jardins parsemés d'œuvres artistiques, des blocs de miroirs, scintillants sous le soleil et posés sur des socles, intriguent. Le mystère est levé lorsqu'on s'approche des blocs, une lumière s'allume, révélant des statues en bronze et en marbre, belles et fières. Mouna Jemal, en faisant disparaître ces sculptures, dont certaines dénudées, met sous les feux des projecteurs les tabous fréquemment soulevés par la sensibilité artistique. L'artiste a été inspirée par la polémique survenue récemment lorsque furent temporairement dissimulées des statues antiques dans un grand musée. Une terre qui se dérobe devant sa culture et son histoire, qui se détourne de son patrimoine ressemble à un être qui perd volontairement sa mémoire pour s'abandonner à la perdition et l'errance. L'art est souvent craint, et parfois même diabolisé, pour sa subtilité et sa franchise à exprimer des réalités évidentes ou à critiquer d'une manière originale sans limite aucune. Il construit les esprits et éveille le conscient et l'inconscient. Le défi demeure colossal, celui de casser les idées reçues et de valoriser comme il se doit les richesses inestimables de la Tunisie. La demeure de l'ambassadeur reçoit ses invités pendant la journée et s'assoupit les prières des géants, les invocations des lettres illisibles, les youyous des femmes, les soupirs des courtisanes, les appels des sculptures disparues, le tout sur un fond musical de la femme au violon. Pendant dix jours. Alors si vous rôdez par là, pendant la nuit, tendez l'oreille et vous percevrez l'orchestre si spécial et harmonieux de la vie.