Vous savez, les coins de café de commerce, surtout ceux où les places ne sont pas chères, contiennent des fois plus d'enseignements que les colloques des sociologues. Et nos cafés du genre ne désemplissent plus depuis quelque temps. Surtout de la part d'un ensemble de jeunes en mal de vivre qui vous invitent à découvrir ce qui existe dans un vide qu'ils fouillent et dont ils deviennent les archéologues. Et là, ils vous donnent la preuve que la majorité anonyme est beaucoup plus proche d'une minorité pensante que la minorité puissante et non pensante ne le croit. C'est du moins ce qui ressort de certaines discussions entre jeunes (auxquelles tu te trouves des fois associé, malgré ta soixantaine bien tassée !) dont le mérite est de ne pas dépasser une juste économie de leurs moyens et de leurs forces. Des jeunes qui partagent les mêmes défis, les mêmes risques et les mêmes difficultés et qui savent traduire leur univers intérieur avec une force et une conviction auxquelles il nous est aujourd'hui impossible de demeurer insensibles. Et ils vous disent carrément : qu'on est triste entre vingt et trente ans ! Et dire qu'il y a des gens qui prétendent que c'est la plus belle tranche d'âge de la vie ! Des jeunes qui n'arrivent pas à se projeter dans l'avenir. Qui ne savent même pas ce qu'ils veulent faire dans l'avenir. Qui vivent au présent. Au jour le jour. Qui sont prêts à faire n'importe quoi. A accepter n'importe quel boulot. En dépit de leurs certif, diplôme, stage... et tout ça. Qui n'arrivent pas à dormir la nuit, à force de se poser des questions. Qui se posent des questions tout le temps. Qui se demandent quelle place ils occupent exactement dans leur pays, dans le monde, dans la vie... Et ils sont nombreux, tous ces jeunes à qui l'existence se découvre dans sa laide médiocrité, l'avenir dans son incertitude, le présent dans son refus d'accueil. Surtout ceux issus des zones périphériques, chez qui le sentiment d'appartenance est presque inexistant et à qui le milieu social est encore particulièrement inhospitalier, parce que dépourvus d'argent et ne nourrissant d'autre ambition que d'obtenir un emploi. Avec de l'espoir en veilleuse, maintenant. Ce qui fait peu. Car «c'est le refoulement de l'espoir qui engendre la violence», comme l'a dit Joseph Beys. En tout cas, on a commencé à en avoir la preuve par l'expérience. Et cela va en s'amplifiant. Libre à chacun de penser et de dire qu'il n'y a pas le feu à la maison. En tout cas, il flotte sur tout le périmètre national une sacrée fumée, lourde, épaisse et noire du côté des jeunes. Surtout avec ces discours où l'emploi sert d'engrais à la bêtise et à l'ignorance ou tout simplement à une certaine myopie politique. A l'heure où l'on tutoie la crise. On ne l'a pas encore compris peut-être, les jeunes d'aujourd'hui ne veulent pas être dépouillés de leur amour-propre. Ils ne veulent avoir aucune obligation. Envers personne, même pas leurs parents des fois. Bien sûr, il y a ceux à qui on a appris que si l'on ne peut changer le monde, on peut toujours changer de monde. Et ils embarquent, à leurs risques et périls, vers d'autres horizons non moins incertains. Mais il y a surtout ceux qui restent et qui commencent à avoir assez de fureter leur quotidien et à n'y voir que leur avenir en train de s'estomper sur fond de discours pleins de promesses, où l'on continue à bégayer entre les chiffres, les lettres et les dates. Et le tout de rester aérien, faute d'assise palpable ici-bas. Donc sans lendemain, dans une société où l'individualisme est devenu un vrai détonateur, devant un vide qu'il urge de meubler, parce qu'une colère ne peut pas rester longtemps contenue et comprimée. En tout cas, il y a maintenant un certain sentiment de vertige devant la prolifération du phénomène «sans emploi», quels que soient le diplôme, la maîtrise, ou que sais-je encore. Un vertige partagé par les parents aussi. Un peu plus tard risquent d'apparaître les signes d'une franche panique. Et cela peut tourner au désespoir, avec toute cette jeunesse qu'on continue à «naufrager». Or le désespoir est mobilisateur. Et lorsqu'il est mobilisateur, il devient dangereux! A toutes ces têtes, de l'autre côté de la place, où fonctionne encore un comité central par endroits, de bien méditer, de faire attention à ces choses qui n'ont l'air de rien et qui sont tout. Ne dit-on pas qu'un lecteur averti en vaut deux? Sachant qu'un quotidien ou hebdomadaire vendu est lu en moyenne par trois à quatre personnes, il est donc simple de faire le calcul, puis l'addition. Et il ne s'agit là que de la presse écrite...