Creusant son sillon, les auteurs ayant contribué au portail s'élèvent à plus de 1.000, les archives comptent plus de 15 mille articles. Bravant la censure, les universitaires et écrivains ont analysé, traité, défendu ou se sont érigés contre les crimes d'honneur, le racisme contre les personnes de couleur Dans le cadre sobre de la Bibliothèque nationale, le portail des rationalistes arabes, Al Awan, a fêté dernièrement son dixième anniversaire. Un événement qui sonne comme le couronnement d'un combat long et difficile. Organisée en vue de célébrer cette tribune libre ainsi que les intellectuels du monde arabe qui l'ont animée, la rencontre a rendu un vibrant hommage à l'un de ses principaux contributeurs, l'intellectuel tunisien, feu Afif Lakhdhar. Depuis dix ans, Al Awan, portail digital, interactif et engagé, a ouvert ses colonnes aux défenseurs de la réforme de l'Islam, aux porteurs des idées progressistes et laïques après que les portes des principaux journaux arabes locaux et internationaux se sont fermées devant eux. Lancée le 1er mars 2007, la plateforme a fait son chemin depuis, et fédéré des plumes jugées dissidentes contre l'ordre établi, qu'il soit politique, religieux, social ou intellectuel. Le colloque d'une journée entière plus une matinée a vu se déployer différentes thématiques de fond qui traitent de la mission réformatrice que s'est assignée Al Awan. Les penseurs syriens, libanais, marocains, irakiens et tunisiens ont abordé des sujets qui continuent de relever du champ de l'interdit dans le monde arabe et musulman. En témoigne l'intervention de la Libanaise Rita Farag qui a intitulé son intervention : «Le portail réformateur Al Awan, un rebelle contre les interdits». Le Syrien Wael Essaoueh a, lui, analysé un volet de la dialectique reliant la laïcité à la démocratie. L'occasion pour l'écrivain et militant de décrire le dilemme des démocrates de son pays qui se sont trouvés pris entre deux choix aussi mauvais l'un que l'autre ; « se soumettre à un régime dictatorial et sanguinaire ou aux seigneurs de guerre, aux factions armées et groupes terroristes ». Le magistrat Béchir Lakdhar a brossé un portrait intimiste de son frère, Afif Lakhdhar, écrivain, penseur, journaliste et militant, lequel depuis son jeune âge était épris de liberté et d'équité. Il a parlé de lui enfant, jeune étudiant, avocat des pauvres et des causes perdues, voyageur solitaire sans identité et sans passeport, en phase terminale luttant contre la maladie, lui demandant un sursis pour terminer l'écriture de son dernier livre. L'intellectuel tunisien est mort en 2013. Historique du mouvement Un autre intervenant syrien qui avait quitté son pays depuis longtemps avait interpellé le peuple tunisien avec amertume et des reproches ; «les Tunisiens considèrent que nous sommes indignes de faire une révolution et fonder une démocratie, alors que nous les avons soutenus nous autres au moment de leur révolution», l'intervenant a critiqué «le soutien des Tunisiens à l'endroit du régime de Bachar Al Assad». Au cours du débat, plusieurs personnes ont tenu à préciser que les Tunisiens sont solidaires d'abord avec le peuple syrien et défendent l'intégrité territoriale de la Syrie. Ils ont vu, à tort ou à raison, dans la perpétuation du régime actuel un garant de stabilité en mesure de se battre contre le découpage des terres syriennes et son corollaire la guerre et encore plus de personnes déplacées. La présidente de la Bibliothèque nationale, Raja Ben Slama, a présenté l'historique de la plateforme d'Al Awan. L'idée de lancer le portail vient de M. Mohamed El Huni, un intellectuel libyen qui a de tout temps soutenu les écrivains arabes libres. L'idée avait muri avec George Tarabichi, penseur et traducteur syrien décédé en 2016 à Paris. L'Association des rationalistes arabes hébergeait le portail, présidée alors par Sadiq Jalal al-Azm, philosophe syrien décédé en 2016 à Berlin. Raja Ben Slama, une des fondatrices du mouvement, est à l'origine de son appellation, Al Awan, il est temps, «temps, dit-elle, d'unifier les efforts, temps de protéger les intellectuels contre les persécutions des autorités religieuses et politiques de leurs pays respectifs ou en proie aux tentations d'accommodement avec les régimes». Les temps étaient durs, rappelle-t-elle, dans les années quatre-vingt, où la violence intellectuelle était à son apogée. Un refuge Le rappel historique ressuscite les événements tragiques de cette époque. En 1985, le livre des Mille et Une Nuits avait été brûlé en Egypte ; en Arabie Saoudite, un livre excommuniant plus d'une centaine d'écrivains et penseurs est publié ; en 1989, Khomeiny avait lancé une fatwa contre Salman Rushdie et les éditeurs de son livre «Les versets sataniques». En 1992, Farag Foda, écrivain et militant égyptien des droits de l'homme, avait été tué, et «Al-Azhar» avait interdit la publication de ses livres ; en Algérie, en 1993, les élites intellectuelles et artistiques subissaient une élimination en règle, et en 1994 Naguib Mahfouz a été attaqué au couteau. Nasr Hamed Abou Zeid, théologien égyptien libéral, avait été accusé d'apostasie et condamné à divorcer de sa femme. Dans cette époque même apparut l'idée cristallisant cet esprit persécuteur «attentatoire à la majesté divine» qui faisait office de l'épée de Damoclès sur la tête des penseurs laïcs et libres du monde arabe. Dans cette époque encore, Al Awan faisait office de refuge sans être, lui non plus, tout à fait à l'abri. Le support avait subi les foudres et la censure de certains pays arabes. Aujourd'hui encore, il fait l'objet de piratages réguliers perpétrés par Deach entre autres. Creusant son sillon, les auteurs ayant contribué au portail s'élèvent à plus de 1.000, les archives comptent pus de 15 mille articles. Bravant la censure, les universitaires et écrivains ont analysé, traité, défendu ou se sont érigés contre les crimes d'honneur, le racisme contre les personnes de couleur, ou encore l'homosexualité. Il va sans dire que le portail a permis à cette communauté mal aimée que sont les rationalistes arabes de donner libre cours à leurs plumes rebelles et de s'exprimer. Cela étant dit, avec la démocratisation qui touche à degré variable le monde arabe et surtout la numérisation globale, les questions de revoir le modèle d'Al Awan s'impose de l'avis même de ses fondateurs pour qu'il soit non pas en phase avec son temps mais, ce qu'il a toujours été, doté d'une approche pionnière.