Il y a soixante treize ans, le 5 décembre 1952, le grand leader Farhat Hached était assassiné par les hommes de main de ce qu'on avait appelé, à l'époque, «La Main rouge». La Main rouge était une organisation secrète française constituée en 1952 dans le but de s'opposer, par des actions violentes, à l'indépendance de la Tunisie et, plus tard, à celle du Maroc et de l'Algérie. Pendant très longtemps, le soutien dont elle bénéficiait de la part de la population européenne de Tunisie avait laissé croire que la Main rouge était dirigée par les grands colons dits « Prépondérants » qui recrutaient les exécutants parmi les policiers français. Ce n'est qu'en 1956, au moment de la tunisification des services de sécurité, que la preuve a été faite de l'implication directe de nombre de commissaires de police en poste en Tunisie agissant sur instruction et avec l'assistance du SDECE (Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage). Ses hommes de main recouraient la plupart du temps à des assassinats ciblés de patriotes tunisiens ou à des opérations de mitraillage aveugle des lieux fréquentés par la population locale dans les villages de l'intérieur (tels que les cafés, les places de marché…). Sont, notamment, imputés à la Main rouge l'assassinat du leader syndicaliste Farhat Hached le 5 décembre 1952, celui des frères Ali et Tahar Haffouz deux notables de l'ancienne ville de Stephen Pichon (rebaptisée Haffouz en leur mémoire), le 23 mai 1954 ainsi que celui du docteur Abderrahmane Mami médecin du Bey le 13 juillet 1954. Quant au leader nationaliste Hedi Chaker, qui était placé en résidence surveillée à Nabeul, c'est la couverture des agents de sécurité inféodés à la Main rouge qui a permis aux collabos de la famille Belgaroui de venir l'abattre chez lui le 13 septembre 1953 alors qu'il était censé être sous la garde de la police. Au cours du mois de juillet 1954, les centres-villes de Menzel Bouzelfa, Jemmal et El Batan ont été successivement visés par des opérations de mitraillage faisant plusieurs morts et blessés. A Jemmal, le bilan de 3 morts et 3 blessés aurait pu être encore plus lourd sans l'intervention d'une sentinelle postée sur la terrasse du café visé par l'attaque qui a tiré sur la voiture des assaillants les obligeant à prendre la fuite. Parmi les victimes, figurait un simple d'esprit nommé El Aïfa qui errait comme à son habitude sur la place du marché. Sans domicile fixe et parfaitement inoffensif, le malheureux El Aïfa était la coqueluche des gens du village qui pourvoyaient à ses besoins et l'hébergeaient durant la saison froide. Jusqu'à son démantèlement en mai 1956, l'identité des dirigeants de la Main rouge n'était pas connue du public à l'exception notoire du directeur de l'hôpital de Sousse (hôpital Farhat Hached actuellement), un certain Bitch d'origine suisse nationalisé français, qui ne cachait pas son hostilité à l'égard des chefs nationalistes tunisiens et son souhait de les voir tous liquidés. Hassen Ben Abdelaziz, le chef du maquis du Sahel, le fera descendre par l'un de ses hommes vers la fin de 1954. Dans l'une de ses conférences données à l'IPSI (Institut de Presse et de Sciences de l'Information) en 1973, le Président Bourguiba avait rappelé les circonstances de cette exécution : pour débloquer les négociations sur l'autonomie interne qui achoppaient sur la nécessité de mettre fin à la guérilla, Bourguiba avait, depuis la France, fait parvenir à tous les chefs de la résistance l'ordre de déposer les armes. Hassen Ben Abdelaziz, après s'être assuré que l'ordre émanait bien du président du Néo-Destour, demanda un délai de vingt-quatre heures qu'il mit à profit pour liquider le sinistre Bitch. Le Président Bourguiba décrit comme suit le déroulement de l'opération : « Ce fellaga (celui qui a mené l'opération) cacha une arme dans un couffin de graines de courges et, se déguisant en marchand de glibettes s'est approché de Bitch, l'a abattu et sans perdre la tête, il resta sur place et se mêla aux badauds. » Après l'assassinat du leader Farhat Hached le 5 décembre 1952, les soupçons se sont portés sur les services de sécurité français qui, de toute évidence, s'étaient arrangés pour faire disparaître les éléments de l'enquête susceptibles de mener jusqu'aux exécutants et aux commanditaires du crime. Les circonstances dans lesquelles l'implication directe de ces services a été découverte sont détaillées dans la compilation de l'histoire du mouvement national tunisien réalisée par Mohamed Sayah (voir « Le nouvel Etat aux prises avec le complot youssefiste 1956-1958 – Tome 1 » p. 379 à 381). On peut les résumer comme suit: Dans la nuit du 13 au 14 mai 1956 - soit moins de deux mois après la proclamation de l'indépendance – deux attentats sont perpétrés à Tunis contre une épicerie dans le quartier de Montfleury et un cabaret de l'avenue Jules Ferry (actuelle avenue Bourguiba) auxquels s'est ajoutée une attaque contre le local de la cellule destourienne de Ben Arous. « Lors de ce dernier attentat - écrit Mohamed Sayah -deux militants furent blessés mais un troisième qui assurait la garde riposta en tirant sur les assaillants les obligeant à prendre la fuite. A l'enquête et bien qu'il n'en eût pas la preuve, il affirma avoir blessé l'un des agresseurs. Cette information devait s'avérer capitale. Elle permit aux services du ministère de l'Intérieur, dirigé par Taïeb Méhiri de porter leurs soupçons sur une déclaration de décès établie au nom de Jean Honoré Andréi, employé à la caserne de Forgemol, et enregistrée au lendemain de la nuit tragique du 15 mai. Bien que le certificat de décès fût daté du 13 mai et attestât de la mort naturelle de cet employé, le cadavre fut exhumé le19 mai en présence du juge d'instruction et du substitut du procureur, tous deux français, en raison de la nationalité du défunt. L'autopsie pratiquée par les docteurs Bardou et Mestiri révéla que « le corps avait été traversé de part en part par une balle » ». A partir de là, il n'a pas été très difficile pour les enquêteurs de remonter jusqu'aux organisateurs des attentats. A leur tête se trouvaient le commissaire de police Serge Gillet adjoint au commissaire central de Tunis et le Dr Puigalli, conseiller municipal de Tunis. Alerté à temps, l'officier de police a pris la fuite ; on apprendra des années plus tard qu'il avait été exfiltré ainsi que son chauffeur Eugène Soubrat par le Haut-Commissaire français en Tunisie, Roger Seydoux, et expédié en France. Tandis que le Dr Puigalli est arrêté en même temps qu'un grand nombre de comparses. Deux caches d'armes ont été découvertes à Tunis dont l'une dans la maison de Mme Rouffignac concierge à la Driba (siège du tribunal de première instance de Tunis) dont le fils Gilbert Rouffignac, affecté au service de Serge Gillet, faisait partie des suspects arrêtés dans le cadre de l'enquête. En dépit et, probablement, à cause de la gravité des faits, et de leur possible répercussion sur les relations entre la Tunisie et la France, l'affaire de la Main rouge n'eut pas de suite judiciaire. Toutes les personnes impliquées ont été libérées après quelque temps et expulsées vers la France. La voie diplomatique semble avoir été privilégiée d'un commun accord entre les parties. Pour la Tunisie, le démantèlement de la Main rouge constituait en soi un grand acquis ; Bourguiba en profitera pour accélérer la procédure de transfert des pouvoirs de police aux autorités tunisiennes entamée en avril 1956 et pour renvoyer chez eux les fonctionnaires français qui étaient en charge du secteur. Pour le gouvernement français, l'affaire de la Main rouge constitue, en raison de ses prolongements dans la métropole, un dossier sensible qu'il convient de soustraire à la curiosité des enquêteurs et des journalistes ; il fera recours, pour cela, au classement « secret défense » de toutes les pièces du dossier. Ce n'est qu'à la suite de l'ouverture d'archives décidée par le Président François Hollande (2012-2017) que sera dévoilé le rôle exact de la Main rouge celui de servir de couverture au service Action du SDECE pour ses opérations de sabotage de la lutte des nationalistes maghrébins pour l'indépendance de leurs pays respectifs. Les assassinats ciblés et les attentats perpétrés dans ces pays étaient décidés à Paris par les responsables du SDECE avec l'aval des autorités politiques françaises. Dans une note déclassifiée datée du 9 août 1956 adressée à Alain Savary, Secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères, Roger Seydoux écrit : « Si j'ai donné au commissaire Gillet et à Soubrat la possibilité de quitter la Tunisie, ce ne fut pas pour couvrir une action que je condamnais aussi fortement que vous-même, mais parce que j'ai estimé que l'intérêt national exigeait le départ immédiat de ces individus. »