Par Jamil SAYAH * Voici plusieurs années que Si Mohamed quittait la scène politique et depuis quelques jours, il s'effaçait, malheureusement, de l'univers des bien portants. La maladie dont il a mesuré qu'elle l'investissait insidieusement ne fut pas une surprise. Aussi l'a-t-il affrontée et continue à le faire, comme il a toujours agi, lucide et résolu. Mais ce n'est point de la fragilité humaine de son destin physique que je souhaite vous parler, c'est de l'homme politique qu'il était et de l'être exceptionnel qu'il est. 1° L'homme qu'il est Tous ceux qui l'ont côtoyé diront que Mohamed Sayah a d'abord le souci de l'autre. Est-il ainsi accueillant par courtoisie ou avec une sorte d'indulgence par laquelle il se rendait une justice quotidienne? Cet intérêt pour la personne (et pour les paysages) mesure probablement sa propre vitalité. L'esprit, les sens étaient en éveil et il souhaitait toujours de la nature et des humains recueillir à la fois des sensations et des enseignements. Gourmand de vie, il était (et j'espère qu'il trouvera en lui encore les forces nécessaires pour continuer à l'être). On pouvait en effet aisément constater qu'il a une extraordinaire capacité à s'abstraire de tout, même du bruit, pour poursuivre une réflexion, parfois sur des sujets qui n'étaient pas importants ou actuels. En d'autres circonstances, il eut été un leader de l'Uget exemplaire, capable de passer toute une nuit à discuter, «à guerroyer» comme il aime dire, avec des camarades pour les convaincre, assurant, du même coup, la suprématie de son groupe. On a beaucoup glosé sur son autoritarisme réel ou supposé. On eut été plus avisé de discerner dans son attitude la prémonition de sa destinée. La nature l'a doté à la fois d'une exceptionnelle capacité d'observation et d'une faculté d'analyse et de raisonnement qui le dissuadaient tout naturellement d'hésiter. Il était de la race des grands leaders, des grands décideurs. Comme toutes les générations pétries d'humanités classiques, ayant fait avec les grands anciens le compte des espérances, de la palpitation de l'esprit, de la fatalité aussi, pourquoi ne serait-il pas interrogé, à son tour, sur la vocation du bonheur ? Voir, entendre, lire, accumuler les images, n'oublier aucun visage, identifier l'humaine faiblesse et l'inépuisable générosité, côtoyer les puissants et les modestes, les riches et les pauvres, le naïf comme l'implacable égoïste, ne pas manquer les idées, utiles ou avortées, du génie dans la banalité ambiante, n'était-ce pas son obligation la plus immédiate. 2° L'homme politique qu'il était Il fut directeur du Parti socialiste destourien (PSD), ministre dans des secteurs différents et surtout biographe de Bourguiba. Mais était-il «programmé» pour ce destin? « Tout était dèjà en moi», me confia-t-il un jour. Mohamed Sayah est un homme politique qui a sans conteste fait l'histoire de son pays. On ne peut analyser ou réfléchir l'époque bourguibienne sans que son nom ne soit cité. De cette continuité, l'homme a tiré une notoriété qui lui a certainement attiré aussi bien de l'animosité que de l'admiration. Mais ce n'est point de l'action de l'homme lors de cette période qui nous intéresse ici. Laissons aux historiens et aux biographes le soin de nous éclairer en faisant l'inventaire. Même s'il n'y a point de rupture car l'homme est entier et son caractère n'est point binaire. Cependant, ce parti pris méthodologique n'est que la résultante d'un constat que nous avancions comme une hypothèse de départ : la lumière du pouvoir est tellement éclatante qu'elle tamise parfois les qualités des hommes qui l'exercent. A contrario, ce sont les traversées du désert qui font jaillir ces qualités en les rendant visibles à l'œil nu. Point de courtisaneries et de flatteries. L'homme se trouve alors face à lui-même. Et c'est cet entre-soi qui permet à l'observateur de différencier les hommes politiques porteurs de qualités réelles et ceux qui n'en ont aucune. Mohamed Sayah a été un des plus proches collaborateurs du Président Bourguiba, il a côtoyé l'homme pendant plusieurs années, il lui a consacré un certain nombre d'ouvrages à travers lesquels il a analysé non seulement l'œuvre, les idées et l'action, mais également « l'être » lui-même. De cette filiation naît une admiration. Admirer c'est s'étonner. Toutefois, il faut distinguer deux sortes d'admiration, celle qui est perte de l'être et celle qui est croissance de l'être. Il y a une admiration qui n'est qu'hébétude et comme une invasion de l'autre en nous et une autre admiration qui ne détruit pas la personnalité qu'elle épanouit ; elle ne tue pas la liberté qu'elle exalte. Dans ce cas, l'admiration pour le modèle, c'est la réalisation du meilleur en soi. C'est cette dernière catégorie d'admiration qui correspond le mieux au rapport que Mohamed Sayah a établi avec le père de l'indépendance tunisienne. Il ne s'agit point de contemplation passive, mais d'une adhésion à un projet politique et un profond respect pour l'homme. Aussi, ne faut-il pas parler chez lui d'une admiration automatique, mais d'admiration inventive. Actualisation et transmission constituent la matrice de cette attitude. Par là, se dégage ce qui fait l'admiration de l'admirateur lui-même. Faites un jeu : prononcez le nom de Mohamed Sayah où vous voulez en Tunisie (en ville ou en campagne), il déclenche toute une gamme de commentaires :, intègre, intelligent, autoritaire, rusé, incorruptible, travailleur, compétent, adepte du parti unique.... mais celui qui revient constamment dans la bouche des locuteurs : fidèle à ses idées et patriote. Ces qualités apparaissent comme un trait de caractère particulièrement prégnant de l'homme (Mohamed Sayah). En effet, après le coup de force de Ben Ali, alors que plusieurs de ses anciens collègues (proches collaborateurs de Bourguiba) sont allés brouter l'herbe grasse de la dictature, sans même se soucier de préserver les apparences, Mohamed Sayah a visiblement pris l'option de résister à cette affreuse tentation. Qu'aurait-on pensé de lui s'il avait tourné casaque pour aller faire allégeance au tombeur de Bourguiba ? Il ne l'a pas fait. Et maintenant avec le recul, nous pouvons même affirmer qu'il ne l'aurait jamais fait. La première des raisons qui l'a certainement empêché de se compromettre est d'abord et avant tout d'ordre personnel. Mohamed Sayah est un homme de principe. Le lien qu'il avait tissé pendant toute une vie avec Bourguiba dépasse de loin la simple collaboration politique. C'est une relation qui ne peut être vécue qu'en fonction de la filialité et qui ne doit rien à un rôle ministériel. Il y a dans cette relation une forme de croyance en la justesse du projet bourguibien et son adéquation avec les attentes des Tunisiens. Ainsi, il est mû par des mobiles indissociablement politiques et affectifs. Cette attitude, qui tient compte à la fois du présent et de l'avenir, veut empêcher qu'on usurpe et qu'on souille le projet. Le régime de Ben Ali est né du parricide, il s'est fondé sur la mise à mort du Père (de la nation). Ce meurtre symbolique est politiquement immoral. Il ne pourrait que lui inspirer dégoût et rejet. Rien, selon Mohamed Sayah, n'est plus destructeur de toute éthique (politique) que la trahison. Et Ben Ali a trahi. Dans cette hypothèse, l'incompatibilité ne pourrait être que totale. Le devoir d'un politique est celui que l'on ne choisit pas, qui surprend par sa nouveauté toujours renouvelée, qui crée perpétuellement l'idée en la mettant à l'épreuve des citoyens. Car la caractéristique de l'action politique est précisément que l'approfondissement de l'idée y ait du même coup un développement du lien politico-social. Et ce n'est qu'au nom de cet idéal qu'on peut parler de transmission politique. C'est parce que faire de la politique est d'abord et avant tout une lutte entre les hommes et les idées que la persuasion et la pédagogie sont (et seront) toujours nécessaires pour transformer continuellement l'opposition en une position réciproque. Dans la vision évolutionniste qu'il a de l'Histoire, Mohamed Sayah considère que la situation dans laquelle se trouve la Tunisie n'est qu'une parenthèse. Ce qui implique politiquement qu'il faut rapidement fermer cette parenthèse. Pour ce faire, il appartient à toutes les forces politiques de guider la marche de la société tunisienne vers un avenir meilleur. Et pour l'ancien ministre, cet avenir ne peut se construire que par un détour obligatoire au projet bourguibien qui demeure dans ses grandes lignes d'une grande acuité. Il faut alors rendre le bourguibisme un recours inévitable pour une Tunisie en crise d'identité. Plaçant le récepteur devant l'évidence de faits, cette démarche provoque, selon lui, un double effet. Elle réactualise le projet, d'une part, et elle engendre un processus de comparaison entre le projet bourguibien et les autres projets, d'autre part. Du coup, on se rend compte qu'un gouffre les sépare. Cette nouvelle actualité du projet bourguibien n'est nullement le fruit du hasard. Elle est la résultante d'un travail politique du terrain mené tambour battant par Mohamed Sayah. Tel un héros camusien, il s'est acharné à contourner tous les obstacles et à surmonter toutes les tracasseries pour rendre ledit projet de nouveau accessible. Armé de son amour pour ce pays, il a mis tout son savoir-faire et son intelligence politique au service de cette périlleuse entreprise que nul ne pensait au lendemain du 7 novembre qu'elle était politiquement encore viable. Pourtant, quelques années après, Bourguiba a retrouvé une nouvelle jeunesse et ses idées n'ont jamais été aussi présentes sur la scène politique en Tunisie. Comme par magie, l'homme manque et ses idées suintent la modernité. Et cette donne est d'autant plus honorable pour Mohamed Sayah que la dictature a mis tout en œuvre — surveillance, menace, filature, résidence surveillée... — afin de réduire ses mouvements et limiter ses contacts. Dans ce domaine, l'honnêteté intellectuelle, la sérénité de culture et de comportement qui caractérisent Mohamed Sayah font de cet homme la fierté de ceux qui ont travaillé avec lui, de ceux qui l'ont soutenu, de ceux qui l'ont politiquement combattu, de sa famille politique, de sa famille intime grande et proche, de son épouse et ses enfants et ses petits-enfants qui par pudeur ont choisi la discrétion et de son petit village Bouhajar où il suffit de prononcer le nom pour que les sourires s'affichent et les têtes se redressent. De tous les dons qui s'étaient épanouis en lui, il a préservé, malgré les honneurs et les responsabilités, la vertu de la simplicité. Par sa vie et son œuvre, Mohamed Sayah constitue l'incarnation d'une Tunisie généreuse, riche et féconde. «Que la force soit avec vous», Si Mohamed.