Ghada Ben Salah n'écrit pas ce roman à la plume, mais aux crayons de couleur. Une écriture polychrome qui ne marque aucune hésitation à s'engager dans l'auto-dérision la plus débridée. Son héroïne est un corps de paradoxes dans un pays de paradoxes qu'elle appelle quand même «patrie» et dont elle reconnaît une certaine largeur d'esprit (certains diraient tolérance), mais dont elle regrette le manque (elle dit, l'absence) de perspectives. Réceptacle de paradoxes, sans complaisance pour elle-même, portant dans son être les quasi-psychoses des créatifs, l'héroïne de Ghada Ben Salah émeut : «Moi, Dorine, l'héroïne qui se manifeste dans l'espace de ces feuillets, la jolie fille idiote, naïve et forte qui embellit une somme immense de contradictions, de faits étranges et de complications à tel point que vous ne pouvez la comprendre». Le ton est donné, nous voici devant un cas assez rare quoi qu'on en dise : un personnage caractériel tourné vers l'en-dedans, mais donnant quand même le change dans ses liens avec ceux qui l'entourent. Chems, Yasmine, mère, tante... L'auteur va au fond de cette logique de paradoxes pour nous convaincre que les complications peuvent être séduisantes, car nous fuyons les choses simples que nous comprenons spontanément, car nous aimons les remises à neuf, les secrets, les mystères et les contes. Veut-elle parler de femmes abandonnées parce qu'elles se sont révélées sans mystère ? Non, plutôt ce genre de promesses que l'on se fait à soi-même pour ne pas permettre une quelconque dévalorisation. Un genre de promesses que nous retrouvons à chaque page de ce roman où chaque vocable recèle une histoire et crée un mythe d'amour ou de guerre, d'échec ou de succès, d'affection ou de haine... De l'écriture, encore de l'écriture. Par-delà le roman, on abandonne parfois la trame et on se met à penser à celle qui a écrit parce qu'il est impossible de ne pas voir l'exercice de style, exactement comme le ferait un enfant qui s'amuserait à dessiner avec des crayons de couleur. Un monde à la fois onirique et surréaliste, construit de toutes pièces, où prennent place ses amies Chems et Yasmine et aussi sa mère et sa tante. Ghada Ben Salah amène tout ce joli monde dans son espace temporel, une ville comme tant d'autres, une métropole typique propice aux pertes de repères et d'identités. Une ville dans laquelle elle vit depuis d'interminables années, depuis toujours. Elle en a longuement parcouru les artères au milieu de personnes qui portent la même identité humaine et qui souffrent des mêmes maux, dont ce pays accable ses citoyens. Mohamed-Mehdi, Houssem... Ce pays qu'elle appelle quand même «patrie» et dont elle reconnaît une certaine largeur d'esprit (certains diraient tolérance), mais dont elle regrette le manque (elle dit, l'absence) de perspectives. Le grief typique, à tort ou à raison, de toute une génération qui regrette que sa patrie cultive d'insondables paradoxes alors qu'elle semble à la fois l'aimer et la haïr (pour lui rendre la pareille?), lui être loyale et infidèle, lui inspirer la liberté et l'aliénation... «Dans ce pays où les cieux semblent infinis mais qui en vérité est une prison sans barreaux, je me suis élancée pour vivre avec une bande de spectres qui ont fui le tableau de la Mona Lisa, avec Mohamed-Mehdi, Houssem..., je me suis élancée pour aimer, choquer, pleurer, crier... et essayer», se confie Dorine pour exorciser la peur de l'avenir et les vagues inquiétudes dévastatrices. Vagues, mais devenant réelles quand elle comprend que cette vie est une bombe à retardement. Du moins, ce roman l'est et il ne faut pas espérer en sortir totalement indemne, et Dorine en accepte le principe tout en se demandant si, dans la logique permanente des paradoxes charriés par elle, par la vie, par tout le monde, elle ne pourrait pas prétendre en définitive à y gagner un petit quelque chose. Une lueur comme il en apparaît toujours à un certain moment chez les caractères non pas les plus combatifs, mais les plus créatifs. En tout cas, si vous aimez singulièrement les bavardages, vous serez amplement servis ! Dorine, 379p., mouture arabe Par Ghada Ben Salah Editions Sotumedias, 2017