« Les Trois Couronnes du matelot » du réalisateur franco-chilien Raúl Ruiz, l'un des six chefs-d'œuvre programmés au Festival du cinéma latino-américain, a été projeté et analysé mardi dernier à l'espace l'Agora, en présence de Richard Peña. Démarrée lundi dernier à l'espace l'Agora, la première édition du Festival du cinéma latino-américain a été l'occasion pour les cinéphiles et les spécialistes du 7e art de découvrir, de revoir et d'analyser des films-cultes d'une grande importance thématique, esthétique et technique. L'Agora a invité pour l'occasion le professeur de cinéma à l'Université Columbia (New York), Richard Peña, qui est connu surtout pour avoir brillamment dirigé — pendant un quart de siècle — le New York Film Festival, où il a contribué à la reconnaissance des grands auteurs européens des années 1980 et 1990 tels que : Leos Carax, Manoel de Oliveira, Raúl Ruiz, Krzysztof Kieslowski... et bien d'autres. A la fin de chaque projection, Peña prenait la parole en faisant participer les spectateurs à l'ensemble des débats suivant chaque film, en analysant les thématiques et en traitant les aspects techniques du cinéma, tels que la mise en scène, l'image, le son, le montage et la narration. Le film qu'on a pu apprécier mardi dernier est l'un des plus grands films du réalisateur franco-chilien Raúl Ruiz. «Les Trois Couronnes du matelot » est sorti en 1983 et à travers lequel le réalisateur nous plonge dans un univers qui l'a toujours fasciné, celui des marins, de l'océan. La belle et forte mise en scène emmène le spectateur dans un univers étrange et mystérieux, créant parfois un sentiment à la limite du malaise. S'inspirant, à la fois, de Robert-Louis Stevenson, pour le cadre maritime et le récit d'aventure, et d'Orson Welles pour le style formel et le sens du mystère (contre-plongée, mélopée de la voix-off) auxquels s'ajoute le roman familial de Ruiz, dont le père était capitaine de bateau, le réalisateur signe l'un des plus riches et intéressants films jamais réalisés à l'époque et même aujourd'hui. Le film commence par une mise en abyme ; un matelot qui raconte l'histoire d'un navire hanté par des personnages étranges à un jeune inconnu qui vient de commettre un meurtre. C'est ainsi que le spectateur, tout comme l'étudiant, se retrouve mêlé à une histoire surréaliste. Malgré la mise en garde du réalisateur dès la première scène, commentée par la voix-off du narrateur. Il lui annonce clairement que ce qu'il s'apprête à voir est un film et n'a aucun lien avec la réalité. Cette scène, montrant l'écrivain typique avec sa plume et son vin, met à l'écran le processus d'écriture que le film a nécessairement dû traverser. Afin de distancier le spectateur par rapport à ce qu'il voit à l'écran, de le pousser à prendre toujours du recul et à analyser ce qu'il a devant les yeux sans se fier aux apparences, Ruiz utilise des références cinématographiques pour le déstabiliser, le provoquer et stimuler son esprit critique encore davantage. Pour cela, il emploie plusieurs techniques et références cinématographiques. Par exemple, l'une des premières scènes du film évoque le film noir : après avoir commis un meurtre, l'étudiant sort dans la rue. Par l'impression esthétique qu'elle dégage, cette scène rappelle les films noirs américains des années 40-50, les costumes des personnages (chapeaux et longs manteaux), le sol couvert de pluie, la brume et la narration s'apparentent au genre. De la même façon, la scène où le matelot et l'aveugle entrent dans le bar évoque, par ses plans (la plongée où l'on voit le bar au travers d'un ventilateur), son décor (les teintes de brun et de jaune, le long comptoir de bois) et sa mise en scène, le western. Le film est doté de plusieurs techniques cinématographiques qui sont mises au service de la thématique : le champ et le contrechamp, les gros plans, les filtres de couleurs, le grand angle, le goût des amorces dans le plan ou de la contre-plongée. Mais c'est aussi par le travail sur le son, avec la voix-off envahissante ou le mixage qui met en valeur des éléments irréalistes, que le cinéaste crée une « inquiétante étrangeté », non pas en une recherche froide et arbitraire, mais pour appuyer un scénario fort, aussi riche que complexe, comme nous l'a expliqué le professeur Richard Peña. Tout au long du film, Ruiz pose des questions et l'on chercherait en vain des réponses : comme le répète le matelot, « vous savez ce que je veux dire ». Non, on ne sait pas. Et voilà qu'on se retrouve tous perdus en mer, à l'image de ces marins fantômes, condamnés à errer en une quête inutile et pourtant passionnante. Un délicieux labyrinthe, poétique et d'une belle originalité !