Par Raouf SEDDIK Réunie dimanche au Caire, la Ligue arabe a publié un communiqué dans lequel elle s'en prend violemment à l'Iran, accusé de pratiquer une politique d'ingérence insidieuse et d'agressions «flagrantes»... L'attaque semble au moins disproportionnée, mais une certaine mise en contexte de l'attitude iranienne peut justifier les craintes La question est sur toutes les lèvres : les pays arabes n'en font-ils pas trop en gonflant la menace iranienne dans la région moyen-orientale ? Le ton adopté lors de la dernière réunion de la Ligue arabe, à laquelle la Tunisie a d'ailleurs assisté en la personne du secrétaire d'Etat auprès du ministre des Affaires étrangères, M. Sabri Bachtobji, ne fait que rajouter à l'impression d'un certain excès. Le communiqué final de la réunion qui s'est tenue au Caire dimanche dernier parle «d'agression flagrante» de l'Iran à propos du tir de missile ayant visé l'aéroport de Riyad le 4 novembre dernier et qui avait pourtant été revendiqué par les rebelles houthis du Yémen. Imputer cette attaque à l'Iran, quelles que soient les relations amicales qui existent entre Téhéran et les houthis, c'est quand même méconnaître que la guerre fait rage entre les rebelles en question et la coalition arabe menée par l'Arabie Saoudite : face aux bombardements que les rebelles subissent presqu'au quotidien, avaient-ils besoin qu'on leur force la main pour entreprendre de telles actions de représailles ? Est-ce la faute de l'Iran si les communautés chiites au sein du monde arabe ne trouvent pas le moyen de s'exprimer et d'affirmer leur différence de manière pacifique, et qu'elles se trouvent ainsi obligées de se tourner vers lui pour trouver un soutien ? Le procès qu'on lui fait en immixtion dans les affaires des pays arabes n'est-il pas le procès qu'on devrait faire au modèle d'une gestion politique de la société qui consacre la domination d'une caste sur les autres, d'une confession sur les autres et qui rejette les minorités — et parfois même les majorités — à la marge du pouvoir ? Regardons le cas du Bahreïn. Et l'Irak a longtemps été une parfaite illustration de cette situation. Et l'Arabie saoudite elle-même... On pousse les chiites à se jeter dans les bras de l'Iran, après quoi on a l'air de s'étonner que l'Iran se soit fait une place, plus ou moins clandestine, dans la vie politique nationale... Et on décide que l'Iran est une menace contre laquelle tout le monde doit se mobiliser ! Il est significatif, de ce point de vue, de voir que l'attitude du Qatar, qui a refusé de répondre à cet appel à la mobilisation, et qui a dû subir pour cette raison une mesure sévère de mise au ban par ses voisins, est en train de faire des émules parmi les populations intellectuelles des pays arabes. Et ce malgré toutes les réticences qu'a pu susciter ce pays en raison de ses liens privilégiés avec les Frères musulmans. Mais faut-il conclure de tout cela que l'Iran est un pays aux intentions angéliques, comme certains voudraient nous le faire croire ? Regardons-y de plus près. Est-ce que l'Iran, avec son programme balistique qu'il développe tambour battant, est un pays uniquement préoccupé de sa propre défense, comme il le crie sur tous les toits ? Si les pays arabes gèrent mal leurs sociétés, ou plus exactement la diversité de leurs sociétés, l'Iran ne se prive-t-il pas d'exploiter à son avantage cette faiblesse pour gagner les faveurs de la rue de Rabat à Bagdad... Et, ainsi, pour poursuivre une sorte de politique de fragilisation insidieuse des pouvoirs en place ? Cette politique est considérée par beaucoup comme une constante iranienne et la question de la relation des pays arabes avec Israël en offre une illustration éloquente. Aujourd'hui, les pays arabes de la région du Moyen-Orient veulent apporter une réponse à la question palestinienne, tout en sachant que cette réponse ne peut plus passer par la guerre avec Israël. Cette position, qui comporte bien sûr des nuances d'un pays à l'autre, s'impose pour deux raisons principales. La première est que le maintien en l'état de l'injustice subie par les Palestiniens est de nature à alimenter fatalement une pensée extrémiste qui, à son tour, va favoriser la formation de groupes terroristes. Avec pour résultat que les pays concernés seront désertés par les investisseurs et livrés à une instabilité qui les affaiblit. La seconde est que, en l'absence d'un accord de paix au Proche-Orient, les perspectives d'un développement global de la région seront sans cesse compromises, provoquant de son côté un fort taux de chômage dans les différents pays, une jeunesse désœuvrée et, finalement, le même risque de dérive vers le terrorisme... D'où la nécessité d'agir, dans un esprit de pragmatisme, mais aussi de manière à lever l'état de souffrance que continue de subir une grande partie du peuple palestinien. Or c'est là que l'Iran attend au tournant, prêt à recueillir à son profit l'écho de la vindicte de tous ceux qui ne voient dans toute négociation avec Israël qu'un acte de trahison de la cause arabe en général et palestinienne en particulier. C'est là que l'Iran révèle l'étendue de ses appétits en termes d'extension de sa zone d'influence : aussi bien physique, par le nombre des pays où elle s'exerce, que psychologique, par l'insinuation de cette influence au cœur même des systèmes de pouvoir. Est-ce que l'Iran ne ferait que récolter le fruit de sa politique de fidélité à la cause palestinienne ? C'est ce que ses partisans feront sans doute valoir. Mais ce que nous pouvons voir de notre côté, c'est que la cause palestinienne est une aubaine pour l'Iran, qui n'a jamais tout à fait renoncé à ses grands rêves de puissance depuis le grand empire des Achéménides... Rappelons-nous de quelle façon les Abbassides ont fait main basse sur l'empire musulman à ses débuts. Si la paix au Moyen-Orient, à quoi les pays arabes sont plus ou moins acculés, peut permettre aux Iraniens de gagner auprès de la rue arabe et, au-delà, de tout fidèle musulman aux quatre coins de la planète, le titre glorieux de seul défenseur honorable — parce qu'intraitable — de la maison Islam, on voit quelle puissance cela leur conférerait. Leurs missiles balistiques khoramshar seront-ils alors des missiles purement défensifs ? Bref, c'est sous cet angle précis qu'il convient de juger la méfiance de certains régimes arabes à l'égard du voisin iranien...