Les auditions publiques de l'Instance vérité et dignité ont été inaugurées il y a une année. Une séance sur le thème des événements de Siliana s'est déroulée hier soir. Ces auditions ont beaucoup apporté aux Tunisiens quant à la révélation de la vérité sur un demi-siècle d'autoritarisme. Le bilan de cet épisode majeur du processus de justice transitionnelle aurait pu être meilleur si l'IVD n'avait pas connu ses crises successives et si les médias n'avaient pas opposé à ces audiences une aussi grande indifférence La commission vérité est installée officiellement le 9 juin 2014. Elle est chargée de nombreuses missions : dévoilement de la vérité, détermination des responsabilités de l'Etat dans les mécanismes de répression, mise en place d'un système de réparations pour les rescapés des violences de l'Etat, instruction des plaintes des victimes afin de les régler à l'amiable ou les transmettre aux chambres spécialisées, archivage des violations, préservation de la mémoire... L'IVD, dont le mandat couvre une période allant de juillet 1955 à décembre 2013, tient, également selon la loi organique de décembre 2013 des audiences à huis-clos et publiques des victimes de ces violations. Ces auditions, 20 en tout, ont démarré le 17 décembre 2016 dans un climat de tensions. Inauguration dans une ambiance de lourds conflits Accusée de « courir pour les islamistes », Sihem Bensedrine, la présidente de l'IVD, journaliste dissidente sous Ben Ali, ne semble pas faire l'unanimité ni dans une tranche de la société civile, plutôt de gauche. Ni, dans les médias, dont elle est la cible d'attaques quasi quotidiennes, et où elle est présentée comme une personnalité « autoritaire et revancharde ». Ni encore, dans la sphère des hommes et femmes politiques, particulièrement proches du président de la République, Béji Caied Essebsi. Auteur en juillet 2015 d'une initiative législative relative à la « réconciliation économique et financière », taxée par plusieurs ONG de tentative d'affaiblir l'IVD et de garantir « l'impunité des hommes d'affaires corrompus » recyclés depuis dans le parti Nida Tounès de BCE, le chef de l'Etat risque lui-même de faire face, selon les dispositions de la loi sur la JT, à des accusations de fraudes électorales perpétrées sous sa responsabilité dans les années 80. C'est également dans une ambiance de lourds conflits internes à l'IVD, qui fonctionne désormais avec 9 commissaires sur les 15 à l'origine, à la suite de la démission de quatre de ses membres et la révocation de trois autres par le Conseil de l'instance que s'ouvrent les auditions publiques dans un luxueux club privé appartenant à l'ancienne première dame, Leïla Trabelsi Ben Ali. Les victimes sont enfin écoutées et reconnues Ces auditions, où victimes, témoins et plus rarement bourreaux viennent évoquer à visage découvert des violations qu'ils ont vues, subies ou exercées représentent un moment clé dans la vie des commissions vérité. Elles n'ont pourtant pas été précédées par un travail pédagogique ciblant le grand public et notamment tous ceux qui ont été épargnés par la répression. Une défaillance au niveau de la communication de l'IVD qui a privilégié amorcer son travail à huis clos plutôt que de s'ouvrir sur les médias et la société civile. « Les victimes sont enfin écoutées, leurs histoires sont reconnues : leurs voix, si longtemps passées sous silence, trouvent enfin un écho médiatique sans précédent, à une heure de grande écoute». Ainsi explique Kora Andrieu, philosophe politique, auteure d'un ouvrage de référence, « La justice transitionnelle. De l'Afrique du Sud au Rwanda » (Editions Gallimard, 2012) la philosophie des auditions publiques. Pour arriver à cette étape, l'IVD a auparavant reçu 62.000 dossiers de victimes, écouté, dans toutes les régions du pays et sur plusieurs mois 11.000 victimes à huis-clos, fait des investigations sur des centaines de cas, parmi lesquels plusieurs tortionnaires, dressé un mapping des violations où 32 atteintes des droits de l'homme ont été définies. Des violations perpétrées lors de 18 grandes crises politiques ont été identifiées par les équipes de chercheurs de l'Instance, dont les tentatives de coups d'Etat de 1962, 1980 et 1987, la confrontation avec les islamistes, avec la gauche, avec les syndicalistes, le long des années 70, 80, 90 et 2000, la révolte du pain de 1984, le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008, la période de la révolution tunisienne, les assassinats politiques de 2013 et les attentats terroristes post-14 janvier. Des cas d'école des horreurs du passé Oula Ben Nedjma, qui dirige la commission enquêtes et investigations évoque le travail préalable de l'IVD pour vérifier et recouper les faits concernant les récits de ces victimes : « Après les avoir écoutés lors des interviews à huis clos, nos juges et enquêteurs établissent toutes les preuves à leur propos. Nous savons exactement le degré des exactions exercées sur eux, le lieu et l'époque où elles se sont déroulées et les noms et fonctions des responsables de ces violations ». Probablement pour marquer les consciences, les premiers témoins de l'Histoire noire de la Tunisie ont été sélectionnés selon des critères soigneusement définis par la commission vérité. Il s'agit tout d'abord de victimes de violations graves des droits de l'homme : homicide volontaire, disparition forcée, torture, violences sexuelles. « Des cas d'école des horreurs commises par l'ancien régime », souligne Ali Radhouane Ghrab, vice-président de la commission investigations à l'IVD. Les récits sont plus poignants les uns que les autres. Femmes islamistes, objet de tortures, de violences sexuelles, de privations économiques et de contrôle administratif non-stop, mères de « martyrs » de la révolution tunisienne évoquant la mort sous les balles de leurs fils manifestant pacifiquement dans les régions enclavées, à Regueb, à Kasserine, à Thala et à Tunis, frères de militants de gauche ou de droite témoignant d'une autopsie de leur proche falsifiée par les autorités pour camoufler un décès sous la torture... Un ancien diplomate viendra raconter comment en 2007 il a été démis de ses fonctions et mis sur le banc des accusés pour avoir refusé de cautionner les opérations douteuses de trafic et de blanchiment d'argent de Jalila Trabelsi, sœur de Leila Trabelsi Ben Ali alors qu'il était ambassadeur de Tunisie aux Emirats Arabes Unis. Amaigri depuis son emprisonnement en janvier 2014, Imed Trabelsi, neveu préféré de Leila Trabelsi, a fait, à partir de la prison de Mornaguia, des aveux sur les différentes sources de son enrichissement illicite durant les années 90 et 2000. Son témoignage a l'intérêt de dévoiler les circuits, les acteurs, les mécanismes et les failles juridiques et institutionnelles qui autorisent clientélisme, affairisme et différentes pratiques frauduleuses. « Que de rendez-vous manqués avec la démocratie ! », s'exclame avec beaucoup d'amertume Mohamed Bennour à la fin de son récit sur la manipulation des scrutins lors des élections législatives de 1981 annoncées comme « pluralistes » par le pouvoir du président Bourguiba. Bouleversant témoignage de Sami Braham Un témoignage, diffusé le 17 novembre 2016, a bouleversé beaucoup de Tunisiens. Son auteur, Sami Brahem, 50 ans, est aujourd'hui chercheur en sciences humaines. Il relate l'enfer de la torture dans les quatorze prisons tunisiennes où il a été incarcéré, huit ans durant au cours des années 90. Il était alors jeune étudiant islamiste. Serein et parfois souriant, il ne peut réprimer ses larmes lorsqu'il s'interroge à propos de ses bourreaux : « Pourquoi ont-ils fait ça ? Etaient-ils manipulés ? Cherchaient-ils une promotion ? Quel est le sens d'imposer la nudité aux détenus pendant une semaine ? Quel est le sens de toutes ces violences sexuelles ? Pourquoi avoir déversé de l'éther sur mes parties génitales ? Pourquoi se sont-ils acharnés à vouloir nous démolir ? A nous rendre stériles ? Ces interrogations continuent à m'assaillir. Je veux faire le deuil... ». Il poursuit : « Je ne veux attaquer personne devant la justice. Je veux juste savoir la vérité. Je suis prêt à pardonner à mes tortionnaires s'ils reconnaissaient les faits, s'expliquaient et s'excusaient ». Les questions des internautes sur les réseaux sociaux ne tardent pas à envahir la Toile : « Mais où sont les tortionnaires ? », « Quand viendront-ils ? », « Comment rétablir «toute» la vérité sur ce qui s'est passé sans la parole et les aveux des bourreaux ? ». Le silence assourdissant des tortionnaires persiste une année après le début des auditions publiques. Rien ne les pousse à venir témoigner d'autant plus qu'a cause de lourds retards accusés par l'IVD, inhérents à ses crises internes successives, les neuf Chambres spécialisées n'ont pas jusqu'ici pu statuer sur les atteintes graves aux droits de l'homme, dont la torture et l'homicide volontaire. Quel impact sur la mémoire collective et sur l'Histoire ? Si beaucoup d'internautes se sont précipités sur les réseaux sociaux pour jeter le doute sur la parole des victimes, probablement par déni d'une trop dure réalité, au fil des mois, les auditions publiques finissent par récolter une indifférence forcée de la part des médias. Seule la Wataniya 1, la chaîne de télévision nationale, continue à passer ce programme. Combien de Tunisiens le suivent ? On n'en sait pas grand-chose. Quel impact aura-t-il sur l'avenir des Tunisiens, sur leur rapport avec leur mémoire noire et sur un nouveau récit de leur histoire ? On n'en sait rien non plus. La dernière audition remonte au mois de juin. Quatre mois sont passés sans qu'aucune séance de témoignage ne soit organisée. En réalité cet été semble avoir été quasi meurtrier pour l'IVD. A preuve tous ces communiqués de presse publiés par les quatre commissaires, Ibtihel Abdellatif, Oula Ben Nejma, Ali Radhouane Ghrab et Slah Eddine Rached, sous forme de réquisitoires contre Sihem Bensedrine, et sa gouvernance « autoritaire » et « manquant de transparence financière », évoquent-ils. La présidente réplique par d'autres communiqués dénonçant une cabale contre le processus de justice transitionnelle et un « complot », le « plus grave depuis l'instauration de l'IVD ». Suivront des fuites de documents financiers relatifs au coût des deux premières auditions publiques. Mais aussi le droit de réponse d'une juge révoquée par la présidente et accusant cette dernière d' « interventionnisme », de « despotisme » et de « mauvaise gestion des deniers publics ». Désillusions, amertume et goût d'inachevé La crise sera ponctuée de menaces de démission, de piratages de mails de membres de l'instance, de procès des uns contre les autres... Les petites guerres de tranchées à l'intérieur des murs de l'IVD, qui se chuchotaient jusque-là, ont éclaté sur la place publique le 15 août dernier. Ils étaient toutefois latents, émergeant à une cadence intermittente depuis l'installation officielle de la commission vérité en juin 2014. Au bonheur de tous les adversaires du processus de justice transitionnelle. Grâce à plusieurs médiations la crise a été plus ou moins résolue. Les commissaires dissidents ont repris, presque malgré eux, leurs travaux et siègent de nouveau au Conseil de l'Instance. Mais comment dans une telle ambiance de tiraillements peut-on inciter les Tunisiens à amorcer un processus de réconciliation nationale ? Dans un post publié le 19 novembre 2017 sur son compte Facebook, Sami Braham revient sur les espoirs qu'a ouverts le début des auditions publiques chez les victimes et sur les milliers de lettres de sympathie qu'il a reçues à la suite de son témoignage. En se référant à la dernière crise de l'IVD, il conclut son texte par ces mots : « Le processus de justice transitionnelle est-il mort ? Ne repose-t-il plus que sur nos illusions perdues ? ». A six mois de l'achèvement du mandat de l'IVD, un goût d'inachevé marquera la fin des travaux de la commission vérité ainsi que ses dernières auditions publiques.