Sept victimes des époques Bourguiba et Ben Ali ont présenté, avant-hier soir, leurs témoignages. De graves violations des droits de l'Homme ont été évoquées : homicide volontaire, disparition forcée et torture. Elles attestent de dérapages commis par un Etat censé protéger ses citoyens. Notre reportage. A cause d'une annulation de dernière minute de leur réservation du Palais des Congrès, les responsables de l'Instance vérité et dignité (IVD) ont tenu les premières auditions publiques hier soir, au Club Elyssa, à Sidi Dhrif. Le lieu, au décor clinquant, inspiré de l'architecture d'un ranch, situé au cœur du parc de Sidi Bou Said, dans la banlieue huppée de Tunis, était, par le passé, dédié aux rencontres et soirées privées de l'ex-première dame, Leila Trabelsi Ben Ali. L'importance symbolique du Club Elyssa est relevée par Refic Hodzic, ancien journaliste spécialisé dans les tribunaux d'après-guerres en Yougoslavie et au Liban et directeur de la communication au Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) présent pendant la soirée d'avant-hier : « Que les victimes s'approprient cet endroit qui leur était hier interdit et soient au centre de tout ce luxe, voilà un message très fort, contre l'impunité notamment ». Présence soutenue de l'ex-Troika Dès 19h00, soit une heure trente avant le début de l'évènement, le parking environnant est plein à craquer. Une tente est installée dans le parc pour accueillir les familles des victimes. Beaucoup de diplomates arrivent. Le plus gros du contingent des invités de l'Instance vérité et dignité se recrute parmi les représentants du système des NU en Tunisie, des membres des commissions vérité d'Afrique, d'Asie et d'Amérique Latine et surtout des hommes politiques de la troïka. Mahrezia Labidi, Lotfi Zeitoun, Ajmi Lourimi, Samir Dilou, Mustapha Ben Jaafar, Sihem Badi, Adnen Mansar font partie de l'assistance. Kamel Morjane est assis côte à côte avec Rached Ghannouchi. A part Mehdi Ben Gharbia et Mabrouk Khourchid, la majorité de l'équipe gouvernementale actuelle sont absents du public. Aucun des trois présidents n'a fait le déplacement jusqu'au Club Elyssa. Ni le chef de l'Etat, Beji Caïed Essebsi ni son chef du gouvernement, Youssef Chahed, ni encore le président de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP), Mohamed Ennaceur. « Un boycott clair », relèveront des internautes tunisiens sur le réseau FaceBook, hier très actif jusqu'au petit matin d'une journée jugée « historique » par beaucoup d'utilisateurs de la toile. Avant de céder la parole aux victimes, Sihem Bensedrine, la présidente de l'IVD rappellera dans son discours que ces témoignages qui font partie des 62 000 dossiers recueillis par l'instance et des 11 000 interviews à huis clos réalisées : «démontreront jusqu'à quel point des institutions de l'Etat dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la sécurité de la justice et de l'information ont été mises au service de desseins abjects, devenant ainsi des instruments au service du despotisme et de la répression. Ce qui a entraîné des souffrances multiples, des homicides volontaires, des disparitions forcées, et d'autres exactions aussi inhumaines ». Les mères des martyrs, des passionarias de la révolution Après l'hymne national, le silence se fait. Dans une ambiance solennelle, où les applaudissements sont bannis, à la demande de la présidente de l'IVD, les auditions de sept victimes d'atteintes graves aux droits de l'Homme, selon l'article 8 de la loi relative à la justice transitionnelle, démarrent à 20h45. Faute de places, la plupart des journalistes suivent l'évènement à partir d'une autre salle séparée des victimes et de l'assistance VIP. On commence avec un épisode récent de l'Histoire de la Tunisie, la révolution du 14 janvier 2011. Sihem Bensedrine mène elle-même les interviews semi -directives. Elle paraît bien maîtriser les histoires et le déroulement des faits des drames. Trois mères de martyrs, se relayeront pour évoquer la mort sous les balles de leurs fils manifestant pacifiquement à Regueb, à Kasserine et à Tunis. Telles de fières et dignes passionarias Wourida Kadoussi, Rebeh Briki et Fatma Farhani vont évoquer les frappes ciblées des fusils Steyr au cœur, les corps qui se vident de leur sang dans l'indifférence des forces de l'ordre, les noms des policiers qui ont tiré, leur traumatisme de cette disparition tragique, la maison qui « s'assombrit », la famille qui se délite. Les mères venues des régions enclavées font un digne plaidoyer contre la marginalisation et le développement économique inéquitable du pays de l'intérieur et dénoncent le goût d'inachevé des procès de la révolution et l'impunité dont jouissent ceux qui ont tiré sur leurs enfants. « Où est la liste des martyrs de la révolution. Nous voulons qu'elle soit enfin publiée avant le 14 janvier 2017 », s'exclame Wourida Boukadous. Fatma Farhani exige : « Nous avons vu l'arrogance des assassins de nos enfants libérés en 2014. Cela nous insupporte. Nous voulons transférer les dossiers de nos enfants du tribunal militaire, qui s'est révélé juge et parti, aux chambres spécialisées ». Le cas d'une disparition forcée est par la suite relaté par l'épouse et la mère de Kamel Matmati, militant islamiste, décédé sous la torture en octobre 1991. Les deux femmes décrivent leur calvaire : pendant des années, elles n'arrêtent pas de tourner dans les postes de police, les hôpitaux, les prisons à la recherche du fils ou du mari perdus. Comble du sadisme, la police continuera à harceler sa femme en l'accusant de connaître le lieu de refuge de Kamel. « Nous voulons avoir accès à la dépouille du disparu et lui garantir des funérailles dignes de sa personne et de son martyre », tonnent les deux femmes. « Seule la vérité est révolutionnaire ! » Sami Brahem, chercheur et universitaire, ex-opposant à Ben Ali, présentera un témoignage remarquable et poignant. « Tout ce qui s'est passé dans la prison de Sidi Ghrib a eu lieu également en Tunisie », affirme-t-il. Il raconte, la voix imbibée d'émotion, mais paradoxalement sans aucune volonté de revanche, les sévices sexuels imposés aux prisonniers, la nudité collective forcée, l'éther déversé sur ses parties intimes à chacun de ses évanouissements, la férocité des bourreaux, le viol collectif d'un jeune homme, au vu et au su de la direction pénitentiaire, une victime qu'il n'a pas réussi, à son immense regret, à protéger... Il refuse de nommer ses tortionnaires à qui il demande d'avouer les faits, de s'expliquer et de faire leur examen de conscience. « J'ai peur que tout cela ne revienne un jour. Il y a tellement d'indices de retour de pratiques autoritaires. Je ne suis pas rassuré pour ma fille, ni pour les générations futures », expliquera-t-il à la fin d'une audition de près d'une heure, qui a tenu en haleine l'assistance. Gilbert Naccache, militant marxiste, incarcéré dans les geôles de Bourguiba, dans les années 60 et 70, semble le plus résilient des anciens prisonniers politiques, riant et plaisantant de la bêtise de ses tortionnaires. Dernière victime de la première soirée d'auditions publiques, il dira : « La révolution existe toujours, elle est vivante. La chose la plus importante est l'établissement de la vérité ». Puis déclarera, en guise de conclusion à la fin de son intervention : « Seule la vérité est révolutionnaire !». Toujours transmises en direct par la télévision nationale, les auditions publiques se sont poursuivies hier soir. Etalées sur plus d'une année, elles continueront les prochains mois à Tunis mais également à Gafsa, Kasserine, Sfax... Une interrogation revient toutefois sur les réseaux sociaux, dont beaucoup d'utilisateurs jugent la journée du 17 novembre comme historique : « Quand est-ce que la vérité sera-t-elle complétée par les témoignages des tortionnaires ? »