Désormais, pour avoir un peu de crédit auprès de l'opinion publique, un homme politique, quelle que soit son appartenance, a l'obligation de dénoncer le triptyque suivant : la corruption, la contrebande et la spéculation. Mais sans révéler de noms. Les Tunisiens attendront des années pour connaître l'identité de ceux qui conduisent le pays vers «la faillite et de ceux qui les protègent» Avec le démarrage des débats budgétaires au sein de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) et les polémiques sur l'augmentation du budget de tel ou tel ministère ou l'introduction d'un nouveau chapitre comme celui du développement dans le budget de la présidence de la République, l'attention de l'opinion publique s'est focalisée, ces derniers jours, sur la poursuite de la guerre lancée par Youssef Chahed, chef du gouvernement d'union nationale, contre la corruption, la contrebande et aussi la spéculation (désormais, les spéculateurs qui accumulent les produits alimentaires de base dans les dépôts clandestins savent qu'ils sont dans le viseur du gouvernement et des équipes du contrôle économique). Mais cette fois, c'est Chawki Tabib, président de l'Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc), qui prend la relève et nous livre, en présentant au public le rapport 2016 de l'Instance, des chiffres qui font froid dans le dos quant aux dépassements commis en matière de marchés publics, en excès de pouvoir pour ce qui est des recrutements opérés à la tête du client, sans oublier une donnée importante mais, poussant à la réflexion : seuls deux ministères (Affaires sociales et Santé publique), ont transféré à l'Inclucc des dossiers comportant des présomptions de corruption et lui ont demandé de mener les enquêtes nécessaires alors que le reste des autres départements ministériels ont bien signé, des conventions de coopération avec l'Instance de Me Tabib mais sans lui transférer de dossiers ou même une seule alerte. Et pour revenir aux chiffres révélés par Chawki Tabib et contenus dans le rapport de l'Inclucc, on observe que 9.027 requêtes dénonçant un cas de corruption ont été envoyées en 2016 à l'Instance. Elles s'ajoutent aux 9.000 dossiers instruits par la commission de feu Abdelfattah Amor chargée au début de la révolution d'investiguer sur les cas de corruption et de dilapidation de l'argent public durant l'époque du président Ben Ali. D'un volume bien dense et comportant 480 pages, le rapport de l'Instance détaille tous les dépassements commis depuis la révolution dans les domaines du recrutement de personnes proches du pouvoir en place sans qu'elles ne disposent de la compétence nécessaire, d'accomplissement de recrutements directs et de falsification des résultats des concours et de conclusion de faux marchés publics comme celui relatif à la station d'électricité relevant de la Steg et qui n'avait pas de raison d'être puisqu'il a été établi qu'on a provoqué le blocage de la production de l'électricité pour obliger la société à signer un accord de production avec une société étrangère». Les grosses têtes sont toujours inconnues Me Chawki Tabib a beau user d'une approche de communication qui lui a permis de s'assurer une présence médiatique suivie et de s'imposer comme l'une des personnalités les plus engagées dans le domaine de la lutte contre la corruption et l'une des voix les plus écoutées et les plus respectées pour ce qui est de la nécessité de préserver cet équilibre très difficile entre dévoiler au public les grandes affaires de corruption et «de vol qualifié de l'argent public», d'une part, et respecter, d'autre part, le principe de la confidentialité des enquêtes judiciaires où telle ou telle personnalité (généralement des anciens responsables) est accusée de corruption en attendant que la justice établisse l'accusation et inflige au prévenu la sanction pénale qu'il mérite ou déclare son innocence. Autrement dit et en ayant le courage de le dire, tout ce que répète Chawki Tabib à longueur de journée et en parcourant les séminaires qui meublent les hôtels de la ville ne constitue que des soupçons qui restent à prouver dans la mesure où les magistrats du pôle judiciaire anticorruption peuvent déclarer les dossiers transmis par l'Inlucc irrécevables et ordonner que les enquêtes soient reprises à zéro. Beaucoup de gens se demandent : pourquoi Chawki Tabib ne révèle aucun nom des personnalités, notamment politiques, qu'il assure être convaincues de corruption ou de malversation ? Les observateurs font remarquer : «La confidentialité de l'enquête judiciaire ne lui permet pas de dévoiler l'identité de personnes sur lesquelles pèsent de simples soupçons, lesquels soupçons peuvent tomber au cas où l'enquête judiciaire ou policière montrerait que les lanceurs d'alerte ou les dénonciateurs se sont trompés». «Sauf, ajoutent les mêmes observateurs, cette approche consistant à attendre que la justice prouve les accusations et confonde officiellement les coupables par-devant l'opinion publique n'est plus productive. Les Tunisiens veulent aujourd'hui des noms. Et les noms qu'ils attendent doivent être ceux de personnalités importantes parmi celles qui occupent depuis la révolution nos écrans de télévision ainsi que les réseaux sociaux et nous apprennent, qu'on le veuille ou non, les principes de la transparence, de la bonne gouvernance et de la sauvegarde de l'argent public. On ne se contente plus des petites phrases qu'on peut interpréter à volonté mais sans arriver à confondre une personne quelconque». Le nouveau rôle de l'ARP Et la guerre contre «l'opacité voulue ou spontanée» entourant tout ce qui a un rapport avec la corruption, la contrebande et la spéculation (depuis que Youssef Chahed et ses lieutenants ont défoncé les dépôts clandestins où sont entassées les pommes de terre importées par le ministère du Commerce pour réguler les prix, la guerre anticorruption cible désormais ces hangars) ne concerne pas uniquement les instances constitutionnelles indépendantes, lesquelles instances sont tenues de respecter le droit à la réserve et de s'empêcher de salir la réputation de telle ou telle personne que la simple raison que pèse sur elle une accusation quelconque. «L'opacité médiatique» concerne également ce qui se passe au sein du palais du Bardo où plusieurs députés se présentent comme les victimes d'actes de menace de la part «de parties corrompues que nous avons dénoncées», comme l'a révélé la députée Fatma M'seddi (de Nida Tounès), qui assure avoir reçu une notification, par le biais d'un huissier de justice, de la part d'une entreprise d'intermédiaire au port de Radès «m'en-joignant de me taire sur ces dépassements et me menaçant, au cas contraire, de me poursuivre en justice et de m'envoyer en prison». La députée nidaïste a révélé ces données à l'occasion du démarrage des débats budgétaires en présence du chef du gouvernement venu présenter la déclaration du gouvernement relative au budget de l'Etat et à la loi de finances 2018. Malheureusement, elle nous a laissés sur notre faim quant aux dépassements commis par la société en question et sur la suite qu'elle va donner aux menaces qu'elle assure avoir reçues de la part de la société en question. Le deuxième exemple est celui de la grande polémique provoquée par Issam Dardouri, président de l'Organisation «la sécurité et le citoyen» au sein du Parlement, quand il était venu révéler devant la commission parlementaire d'investigation sur l'envoi des jihadistes terroristes en Libye et en Syrie, «ce qu'il appelle les preuves irréfutables sur l'implication de plusieurs responsables politiques et sécuritaires dans le terrorisme». Issam Dardouri a fait son show au palais du Bardo et sur les plateaux TV qui lui ont permis de tout dire, mais sans qu'il ne révèle aucun nom parmi ceux que les Tunisiens veulent entendre.