Emmanuel Macron, jadis l'outsider sur l'échiquier français mais qui a fini par devenir président, commence à surfer progressivement sur l'échiquier planétaire. C'est pourquoi nombre de Tunisiens s'attendent à davantage d'engagement de la France, ici et maintenant, à l'endroit de notre pays Dans l'interview qu'il a accordée hier à notre journal, le président français M. Emmanuel Macron a dit notamment qu'il faut «sortir des sentiers battus». Soit. Mais, dans les relations entre la Tunisie et la France, on a souvent l'impression de faire du surplace. Visites d'Etat, rencontres au sommet, commissions mixtes se succèdent avec, en toile de fond, disons-le sans ambages, le même son de cloche. Les déclarations d'intention les plus généreuses foisonnent, toasts et salamalecs d'usage sont légion, les mêmes discours sont repris à la virgule près, à des décennies d'intervalle. Entre-temps, le monde change, un peu partout, autour de nous et surtout en nous. Cela n'empêche guère les vieux réflexes d'avoir la peau dure, et les incompréhensions d'avoir bon dos. Le Rapport d'information déposé à l'Assemblée nationale française le 18 janvier 2017 (rapport Glavany) en dit long là-dessus. Au titre des lignes d'action pour la France, il relève plusieurs points importants. Un petit rappel, à titre indicatif : « - Dialogue politique : rééquilibrer les termes de l'échange - Mieux connaître le Maghreb : un sous-investissement intellectuel dans la région fortement préjudiciable à la France - Sortir d'une relation centre-périphérie et apaiser les questions mémorielles - Une sensibilité commune à la question des visas et à la liberté de déplacement - Dialogue culturel et sociétal : notre premier outil d'influence (!) dans la région, qu'il faut se donner les moyens de préserver - Adopter une démarche globale et se concentrer sur quelques priorités stratégiques - Favoriser l'intégration régionale : l'AFD peut ici jouer un rôle important - La coopération en matière de sécurité : assurer la stabilité pour garantir des transitions politiques réussies...» En fait, à l'instar de toute vieille institution, la diplomatie française a ses récurrences, ses pesanteurs et ses idées fixes. Avant la cinquième République, instituée en 1958, l'Empire colonial français imposait son tempo. Dans un livre intitulé «France against herself» New York, 1957), Herbert Lüthy avait écrit : «L'histoire de la République française et celle de l'Empire colonial français étaient produites par différentes forces, suivaient différentes voies et se rencontraient rarement...L'empire était une chose avec laquelle le peuple français n'avait rien à voir, et son histoire était celle de machinations de la haute finance, de l'Eglise et de la caste militaire qui, infatigablement, reconstruisaient outre-mer les Bastilles qui avaient été renversées en France...» Depuis l'avènement du général De Gaulle et les vastes mouvements de décolonisation de la fin des années 50 et du début des années 60, les choses ont commencé à changer. La diplomatie française, désormais domaine réservé du Président de la République, a épousé de nouveaux dogmes et de nouvelles matrices. C'est, en priorité, le couple franco-allemand, l'obsession de la Méditerranée en tant que perpétuel centre du monde, l'Afrique occidentale érigée en pré-carré par excellence et la francophonie. Et puis, depuis De Gaulle, les présidents français ont privilégié la politique étrangère et se sont mis à voyager. Dans son livre intitulé «Les sept Mitterrand», Catherine Nay a écrit : «Dès qu'ils s'installent à l'Elysée, les présidents de la Ve succombent au syndrome de Metternich. Ils n'ont qu'une passion : la politique étrangère. D'emblée, tout Chef d'Etat s'identifie presque charnellement au pays qu'il incarne. En 1981, François Mitterrand est persuadé qu'il va rendre à la France un rang et une voix qu'elle avait perdus. Hors de France, un Président de la République est libéré de toute entrave partisane, parlementaire ou gouvernementale. Le temps de son voyage, il bénéficie d'une sorte de trêve implicite. Il incarne le pays. Comme s'il donnait un one-man-show dans un no man's land.» Le Président français Emmanuel Macron est, en fait, bien servi par les circonstances. Et pour cause : le Brexit en Grande-Bretagne, un Président américain, Donald Trump, qui multiplie les bévues, les déclarations à l'emporte-pièce et les fautes lourdes, une chancelière allemande, Angela Merkel, engluée dans les méandres de la politique intérieure et le Président russe, Vladimir Poutine, nouvelle incarnation du Staline de la Guerre froide aux yeux des Etats de l'Union européenne. Emmanuel Macron, jadis l'outsider sur l'échiquier français mais qui a fini par devenir Président, commence à surfer progressivement sur l'échiquier planétaire. C'est pourquoi, nombre de Tunisiens s'attendent à davantage d'engagement de la France, ici et maintenant, à l'endroit de notre pays. Le Président Emmanuel Macron peut contribuer à enrayer les vieux lobbies et les réseaux figés qui président aux relations entre nos deux pays. Depuis la révolution, tout ne baigne pas dans l'huile entre l'Hexagone et le pays d'Hannibal, Jugurtha et Bourguiba. M. Olivier Poivre d'Arvor, ambassadeur de France en Tunisie, tente d'arrondir les angles, voire de rectifier le tir. Mais, de part et d'autre, les crispations demeurent. Le classement de notre pays par l'Union européenne, décembre dernier, dans la liste noire des paradis fiscaux en est témoin. La France s'y est empêtrée, s' est engluée, elle aussi. Elle y a laissé des plumes aux yeux de l'opinion. On a beau nous avoir déclassé pour nous insérer désormais dans une liste grise, le mal est fait. Et le pire, ce sont les arguments ayant présidé audit classement. En même temps, l'Union européenne, la France en prime, s'affaire à conclure avec notre pays, le plus prestement possible, le traité Aleca (Accord de libre-échange complet et approfondi). Cela est conçu dans une approche univoque, perpétuant les vieilles pratiques de l'échange inégal et de l'européocentrisme. Une zone de libre-échange au seul profit des Européens en vérité. Elle est conçue sans égards aux règles élémentaires ayant présidé au marché unique européen, à savoir les quatre libertés (la libre circulation des biens, la libre circulation des capitaux, la libre circulation des services et la libre circulation des personnes). L'octroi des visas aux ressortissants tunisiens frise par moments l'humiliation pure et simple. Ceci sans parler d'autres questions essentielles telles que la condamnation solennelle de la colonisation française en Tunisie, la levée du secret sur l'assassinat du leader syndicaliste Farhat Hached ou la reconnaissance des milliers de morts à Bizerte, tués par les paras français en 1961. Les envolées lyriques diplomatiques c'est bien beau, joliment formulées parfois. Mais l'histoire officielle est le plus souvent une mise en scène, ou une mise en spectacle. Une espèce de décor, qui a son envers. Et ses revers. Et ce n'est pas du tout tendre.