Début 2012 : nous annoncions, sur ces mêmes colonnes et en exclusivité, de mauvais jours pour le pays, dans la foulée de l'émergence d'une nouvelle menace sérieuse et probablement lourde de conséquences, à savoir l'émigration clandestine. A l'époque, cet avertissement est, hélas, passé sous silence par des autorités plutôt occupées, corps et âme, à contrer l'invasion fulgurante du terrorisme. Forcément, cette omission impardonnable ne pouvait que faire l'affaire de ce qu'on appelait déjà «le fléau de la mer». C'est d'autant plus vrai (malheureux?) que cette tumeur cancéreuse allait, progressivement, gagner du terrain et se propager comme une traînée de poudre, aidée en cela non seulement par le chaos qui avait touché tout le pays alors en proie à tous les abus, mais aussi par la poussée tonitruante d'une race de passeurs des plus dangereux. Ceux-ci, organisés en réseaux bien structurés, n'avaient plus qu'à faire des ravages, surtout qu'ils tirent leur autre force de la présence de caïds qui n'ont rien à envier aux célèbres boss malhonnêtes, puissants et égocentriques qui ont fait la triste gloire de la mafia italienne! C'est que nos mafiosis, avocats de l'aventure et... aguerris par leurs innombrables séjours en prison, étaient prêts à tout pour satisfaire leur viscérale obsession de l'argent. Quitte à pactiser avec le diable! Pour ce faire, ils concèdent tous les sacrifices financiers pour effectuer leur sale besogne. Et cela, ni plus ni moins, en... achetant le silence de ceux qui sont à leurs trousses. Il n'y a pas photo : comme on l'a dit en 2012 et on le repète maintenant, leur réussite, réellement providentielle, ils la doivent aussi bien à leur courage inoui et leur étonnant savoir-faire qu'à la complicité (faut-il le souligner) des agents de l'ordre parmi les policiers, les douaniers et les gardes nationaux (excusez du peu). Tous ces corps constituent évidemment un atout précieux et un support incontournable pour tout passeur soucieux de s'assurer d'une traversée sans encombres. Cette mode venue de l'étranger allait, mine de rien, être érigée en «tradition» dans les rangs de ces réseaux. Une tradition solidement protégée et vaillamment perpétuée par ceux qui payent et ceux qui encaissent. Et pas de... match nul, puisque tout le monde est gagnant, dans un pays où alors... tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ! Oui, plus d'empêcheur de danser en rond, à telle enseigne que, selon des sources policières au fait de ce dossier, le nombre d'envois quotidiens d'embarcations clandestines a presque quadruplé entre les années 2012 et 2017. Rien que lors de la période allant du 1er janvier 2018 au 30 avril dernier, pas moins de 1.910 migrants tunisiens sont arrivés, par voie maritime et sans papiers, en Italie, révèle l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) relevant de l'ONU. Dans ce triste décompte, ne sont pas inclus ceux qui ont péri en cours de traversée. Allons encore plus loin avec les chiffres pour... enfoncer le clou, en annonçant qu'on a mis en examen pas moins de 30 agents de sécurité et une vingtaine de douaniers soupçonnés de complicité avec ces réseaux, alors que quelque 122 passeurs ont été écroués et six réseaux démantelés. Et, ma foi, il n'y a pas lieu de s'en réjouir, car ces chiffres sont tellement insignifiants qu'ils ne reflètent guère l'ampleur du fléau. Un fléau qui a fait des... millionnaires parmi ses mafiosis dont les plus entreprenants, l'obsession du gain et la complicité des... gardiens du temple aidant, n'hésitent pas à tripler le tarif offert aux candidats à l'émigration illégale et qui oscille aujourd'hui entre 5 et 12 mille dinars par tête. Et c'est à prendre ou à laisser, pas question de marchandage et de perte du temps. Les complices ne sont pas en reste, leur «café» ayant été inévitablement révisé à la hausse, garantie de protection exige. Certains d'entre eux, qui auraient fait fortune, s'accrochent, mordicus, à ce prospère «fonds de commerce». Au point qu'il n'est pas rare de voir un flic ou un douanier attraper un... accès de colère et de désappointement pour avoir été muté dans un nouveau poste loin de son terrain de prédilection où la corruption est, il est vrai, reine ! Stratagèmes diaboliques Une fois la protection sécuritaire définitivement assurée, les passeurs n'ont plus que de simples formalités à accomplir. Ces formalités, ordonnées par le boss et respectées à la lettre par ses hommes obéissants, vont de la détection de la plage propice au départ, à la collecte de l'argent, en passant par la mobilisation de la clientèle qu'on aimante un peu partout, avant l'arrimage du bateau d'embarquement. Et parce que deux précautions valent mieux qu'une, d'autres mesures préventives sont prises, à savoir : Le rassemblement, la veille de l'odyssée, des futures victimes de la traversée dans un lieu sûr, question d'en avoir le cœur net et le recours aux barques de ramassage des candidats, au cas où le complice exige des détours en mer pour dérouter les gardes maritimes... non corrompus. A la faveur d'un courant de partenariat établi entre réseaux, l'un peut céder à l'autre un nombre déterminé de clients, parce que son bateau affiche complet. Il arrive parfois qu'on change de cap, lorsque le boss a eu vent de mauvaises nouvelles sur sa chasse gardée de plage. D'où d'ailleurs notre conviction que les passeurs vont... boycotter, pour quelque temps ou peut-être pour toujours, les côtes, jusqu'ici tentantes et «dorées» pour eux, de Kerkennah, à cause justement de la dernière tragédie qui a poussé l'Etat, dans un sursaut rageur, à faire le siège de l'île, à coups de mesures sécuritaires musclées et d'une ampleur sans précédent. Et comme une plage peut en appeler une autre, nul doute que ces réseaux s'empresseront, une fois l'orage passé, de changer de fusil d'épaule, en dénichant de nouveaux points d'appui dont pullule l'immense littoral du pays. Ce n'est donc que... partie remise. Fermeté, avec un grand F In fine, si ce casse-tête est là, il n'en demeure pas moins vrai que, pour les grands maux comme celui-ci, il faut de grands remèdes. En effet, outre l'obligation de renforcer les moyens, en hommes et en équipements sophistiqués pour assurer une meilleure surveillance des frontières maritimes, il est non moins obligatoire de réviser la législation actuelle en matière de condamnation des délits, et cela en optant pour une plus grande fermeté dans les verdicts des tribunaux. Sinon, on ne sortira jamais de l'auberge.