Directrice des Journées chorégraphiques de Carthage, danseuse, performeuse mais aussi universitaire et chercheuse, Mariem Guellouz, pour ceux qui ne la connaissent pas, est une jeune femme qui a su allier l'académique à la pratique. Cette première édition des Journées chorégraphiques de Carthage sera certainement à son image et à celle de l'équipe qui l'entoure, intelligente, pertinente et brillante... Vous êtes la directrice des Journées chorégraphiques de Carthage, pouvez-vous vous présenter en quelques mots au large public qui ne vous connaît pas ? J'ai toujours eu un parcours multiple qui allie la recherche académique, l'enseignement et la pratique de la danse. Je suis sociolinguiste à l'Université Paris Descartes et je travaille sur les enjeux politiques des pratiques langagières en Tunisie. Mais je suis aussi spécialiste des pratiques corporelles et artistiques et ces dernières années j'ai consacré plusieurs recherches et publications sur le corps dansant dans le monde arabe en tant que problématique politique. Ainsi, cela fait plus de 8 ans que je mène une recherche de terrain et d'archivage sur l'histoire culturelle de la danse en Tunisie. Je suis aussi danseuse et performeuse et formatrice en danses arabes et berbères. Vous êtes danseuse, artiste et performeuse mais aussi chercheuse et enseignante, quel regard posez-vous sur les pratiques corporelles sous nos cieux ? La question des pratiques corporelles est très compliquée à évaluer. En effet, il me semble important de la rattacher à un certain point de vue : anthropologique, sociologique, politique. Pour ma part, je reste très vigilante par rapport au regard que je porte sur les pratiques corporelles en Tunisie afin de ne pas tomber dans le piège d'une essentialisation ou d'un fantasme orientalisant. Le plus dur est de les aborder dans leur complexité et leur ambivalence. De mon point de vue, les pratiques corporelles ne peuvent être pensées en dehors du système de domination qui les façonne. La domination, qu'elle soit patriarcale, économique, raciale, ou de classe, détermine nos rapports au corps, à la sexualité, au loisir et à l'art. Nous ne pouvons parler des pratiques corporelles sans évoquer la question des violences institutionnelles, «légitimes», la torture qui désormais fait partie de notre mémoire collective et la place des minorités dans notre société. Toute pratique corporelle est liée à un mot d'ordre, celui du dominant. La question pour moi, en tant que chercheuse, est de déceler les différentes formes de résistance, aussi imperceptibles soient-elles face à ces déterminations sociales et économiques. La danse en Tunisie et probablement aussi dans les pays arabes n'arrive pas à s'installer comme un art populaire et tout public, pourtant on dit que nous sommes des peuples dansants ... La Tunisie a depuis l'Indépendance donné une place institutionnelle, plus ou moins importante, à la danse. Nous pouvons citer l'exemple de la Troupe nationale des arts populaires qui a été créée dans les années 1960. Du point de vue de la danse contemporaine, plusieurs chorégraphes bataillent depuis les années 1990 afin de donner à cette pratique ses lettres de noblesse mais le parcours a été très douloureux pour beaucoup d'entre eux à cause d'un manque de reconnaissance institutionnelle. Le chemin est long mais je reste optimiste. Depuis des années, un public de la danse s'est constitué et les écoles d'amateur fleurissent partout. Le parcours professionnalisant est plus compliqué et les danseurs font face à beaucoup de précarité. La question me semble être institutionnelle et politique. Que nous soyons des peuples dansants ou pas, c'est à travers le discours et les décisions institutionnelles que la danse prendra toute sa place et sortira de son statut d'art mineur. Je crois que l'Etat a une responsabilité importante vis-à-vis des artistes Croyez-vous en la possible émergence d'une danse contemporaine dans cette région ? La question d'une possible émergence d'une danse contemporaine a été centrale dans ma recherche. Il y a une danse contemporaine dans la région mais la question est de savoir si nous parlons de la même pratique que celle reconnue par les programmateurs et les bailleurs de fonds internationaux. De plus, si nous prenons en compte les contextes de précarité, les lois qui sanctionnent certaines pratiques liées au corps ou à la sexualité, nous pouvons nous interroger sur les limites de la création contemporaine dans la région. En effet, la danse contemporaine en Occident est liée à une histoire des corps et des arts qui est souvent différente de la nôtre mais le geste artistique tient aussi sa force dans sa possible déterritorialisation. Le chorégraphe peut prendre en charge les codes de la danse contemporaine et les recréer selon le contexte de sa vie ou de sa survie... La révolution tunisienne a fait éclater au grand jour plusieurs problématiques relatives à l'identité et le corps en est le cœur... Je ne pense pas que la révolution soit le point de départ, elle est en quelque sorte un point d'arrivée ou de mise à jour de problématiques présentes depuis la colonisation dans notre pays. Le corps «tunisien» a été un champ de bataille lors des guerres coloniales et lors des périodes de répressions que nous avons connues. Les femmes sont et ont été doublement touchées, par leur statut de femmes et/ou de militantes. Nous ne pouvons séparer les questions de domination de classe, de genre, de race des questions corporelles. Une ouvrière tunisienne ne vit pas forcément les mêmes enjeux du point de vue du corps qu'une Tunisienne appartenant à un milieu social élevé. Pourtant les deux feront face aux mêmes problématiques de discriminations juridique ou sociale. Mais un point de vue intersectionnel qui allie plusieurs variables permet de repenser les rapports de force et la place du corps dans ces rapports. La question des minorités, du racisme, de l'antisémitisme, de l'homophobie, a toujours été présente mais la révolution n'a fait que donner plus de visibilité à ces débats. Plusieurs de ces problématiques seront au centre de la réflexion de votre programmation de cette première édition des Journées chorégraphique de Carthage. Eclairez-nous sur ces choix... La programmation est orientée vers trois dimensions : l'artistique, la formation et la transmission. Nous avons prévu des «Brunchs thématiques» toutes les matinées au 4ème art où il est question de tables rondes et de conférences. Les thématiques principales de cette année sont les minorités, la domination patriarcale et coloniale. Les discussions sont, bien sûr, en écho avec les spectacles. Il s'agit de lier la performance artistique à ses effets sociaux et politiques. Nous invitons plusieurs acteurs de la société civile et des associations afin de faire ce lien entre le discours artistique et le discours militant. Le 29 juin au 4e art, par exemple, nous avons l'honneur de recevoir la chercheuse Jocelyne Dakhlia qui va présenter une conférence sur l'histoire des danseurs travestis dans le monde arabe. Cette conférence sera suivie d'une sortie de résidence de l'artiste Matthieu Nietto et une table ronde intitulée «dé-coloniser les corps», animée par plusieurs universitaires spécialistes de la question coloniale ainsi qu'une lecture des textes de Franz Fanon à l'Institut Français de Tunis. Plusieurs workshop et projections de films sont aussi prévus dans le cycle Ciné-Danse. La programmation artistique est sous forme de parcours entre plusieurs salles La Hamra, Le Rio, le 4ème art et les salles de la Cité de la culture. Vous rendez hommage aux faiseurs de la danse en tunisien, aux pionniers... C'est le minimum qu'on puisse faire. Les pionniers de la danse contemporaine tels que Nawel Skandrani, Imed Jemaa, Imen Smaoui, Sondos Belhassen, Malek Sebai, Nejib Ben khalfallah ; Sofian et Salma Ouissi mais aussi les pionniers de la danse traditionnelle tels que Khira Oubaidallah et Ridha Amroussi sont des figures importantes qui ont beaucoup donné pour la danse. L'idée est de créer une mémoire. Ces personnes sont des archives vivantes, et une trace qui raconte des années de lutte, de douleur et de joie créative. Nous souhaitons leur offrir ce festival à eux et à tous ceux qui ont participé à militer pour que la danse existe dans notre pays. Quelle portée et quels objectifs voulez-vous donner à ce rendez-vous de la danse ? Nous souhaitons vous inviter toutes et tous à venir découvrir ce monde des corps dansants. Notre équipe a opté pour la démocratisation non au sens d'une massification mais plutôt au sens d'un partage possible entre un public, même novice, et des artistes passionnés et passionnants. Venez nombreux, nous partagerons notre joie de la danse avec vous. Cette première édition n'est pas de tout repos, c'est un réel défi de la réussir (le timing Coupe du monde, le budget ...) quel principal objectif voulez-vous réussir pour cette première édition fondatrice ? Cette première édition est tout d'abord le fruit d'un travail collectif et collaboratif d'une belle équipe (comité directoire):Wafa Ammari, Mohamed Belkhir (MICH), Nesrine Chaabouni, Kahena Sanaa, Anas Sabbagh, je ne les remercierai jamais assez pour leur patience, leur rigueur, leur amour de la danse et leur finesse intellectuelle. Le festival est sous l'égide du ministère des Affaires culturelles et l'établissement national pour la promotion des festivals. C'est le premier festival étatique de danse et je tiens à ce dernier point même s'il peut paraître désuet en des temps où les financements privés sont à l'honneur. En effet, il me semble important de souligner qu'à travers ce festival l'Etat s'engage dans la promotion et la reconnaissance de l'art chorégraphique et que cela représente une étape majeure dans l'histoire de la danse en Tunisie. Comme vous dites, il s'agit d'un défi pour réussir cette première édition qui rivalise avec la Coupe du monde. Le festival est ouvert à toutes et à tous, les amoureux du football et à ceux qui veulent échapper un instant au monde «viriliste» de la compétition !