Dans l'Antiquité déjà, l'Homme connaissait l'importance de l'éducation et de l'apprentissage, qui, comme la sécurité et la santé, était une priorité, contribuant ainsi à l'évolution des nations. Mais l'importance donnée à l'éducation ces dernières années est inédite et aussi bien les gouvernements, les organisations mondiales que la société civile ou le grand public considèrent l'éducation comme une priorité absolue. De nos jours, tout citoyen peut avoir une idée sur son classement Pisa ou Timss alors même qu'il ignore le classement économique de son pays ou son classement Fifa ; il peut connaître le nom du ministre de l'Education alors qu'il ignore parfois ceux qui sont à la tête des ministères de souveraineté. Nous suivons tous aussi, avec beaucoup d'attention, ce qui se passe entre le ministère de l'Education et les syndicats. Les débats sur le sujet de l'éducation ne sont plus l'apanage de l'élite éduquée : désormais le grand public discute et analyse des indicateurs liés à l'éducation et, sur la base de ces indicateurs, les parents choisissent les établissements où ils vont inscrire leurs enfants. Beaucoup parmi nous n'ont peut-être pas encore observé ce changement, expliqué par les résultats des études internationales, qui ont confirmé sans doute la relation entre l'éducation et le développement humain et plus encore après le programme des ODD. Mais si la société dans son ensemble accorde autant d'importance à l'éducation, pourquoi y a-t-il encore des enfants qui l'abandonnent ? Pour répondre à cette question, il faut tout d'abord mener une réflexion sur les points suivants : «Qu'est-ce que «l'abandon d'un système éducatif» ? «Quels sont les différents types d'abandon ?». L'abandon du système éducatif désigne l'interruption des études avant l'obtention d'un diplôme ou d‘un certificat, et contrairement au terme « décrochage » qui est plus spécifique et ne concerne que ceux qui n'ont pas achevé la scolarité secondaire complète, l'abandon peut être précoce et concerne ceux qui quittent l'école primaire, il comprend aussi les décrocheurs ainsi que ceux qui abandonnent la formation professionnelle et le cycle universitaire. Alors quelle est l'ampleur de ce phénomène dans le système tunisien ? Et quels sont les outils permettant de le comptabiliser ? Connaître l'ampleur d'un phénomène et être capable de le mesurer permet de faire un bon diagnostic et de proposer les solutions adéquates. Etant donné que le ministère de l'Education tunisien est chargé de l'année préparatoire, de l'enseignement primaire, du cycle préparatoire général et technique et de l'enseignement secondaire, l'abandon qui le concerne est « l'abandon scolaire ». L'enfant qui quitte l'un de ces cycles est considéré, par le système actuel, comme un élève qui abandonne l'établissement scolaire et non pas comme abandonnant le système éducatif. Par ailleurs, l'absence d'outils permettant de suivre les flux entre les différents secteurs éducatifs empêche de calculer le taux d'abandon dans tout le système. Seuls sont comptabilisés les abandons des établissements scolaires, et étant donné l'absence de suivi des mouvements des élèves entre le secteur étatique et le secteur privé, cet indicateur est également à remettre en question. Ces deux paramètres faussent donc l'état des lieux et la mesure des taux d'abandon réels. Ainsi, pour comptabiliser les abandons, le système éducatif tunisien propose l'indicateur « Taux d'abandon scolaire dans les établissements publics ». Mais est-ce que cet indicateur reflète vraiment l'ampleur du phénomène d'abandon en Tunisie ? Est-ce que cet indicateur nous permettra d'analyser la situation actuelle et d'évaluer le système éducatif tunisien ? Est-il possible de proposer des solutions en se basant sur cet indicateur ? Et enfin, est-ce que cet indicateur est réellement significatif ? Selon l'indicateur proposé par le ministère de l'Education, un élève qui quitte le système scolaire public est en situation d'abandon. Or, pour de nombreux élèves l'enseignement général public n'est pas ou plus l'ascenseur social qui garantit l'avenir d'un individu. Ils choisissent alors la formation professionnelle ou l'insertion dans le secteur privé pour réussir. Ainsi, il est essentiel d'analyser les divers « types d'abandon » pour analyser le phénomène et en mesurer les enjeux. Dans notre système actuel, il y a deux types d'abandon scolaire : L'abandon volontaire : s'applique à ceux qui décident volontairement de rompre leur scolarité en cours d'année L'abandon réglementaire qui, comme son nom l'indique, désigne l'abandon entraîné par les règlements du système : soit suite à un conseil de discipline pendant l'année scolaire, soit suite à un conseil de classe le 30 juin, et qui exclut de fait les élèves ayant atteint l'âge réglementaire (appelés les «Over age»). Les facteurs de ces deux types d'abandon sont divers et parfois même les facteurs qui conduisent à l'abandon volontaire peuvent être les mêmes que ceux qui conduisent à l'abandon réglementaire mais dans des circonstances et dans un contexte différents. Pour chaque type d'abandon, il y a d'autres paramètres qui interviennent et qui influencent l'impact de ces facteurs, d'où la nécessité d'étudier ces deux types indépendamment et plus profondément. Ces facteurs qui ont été définis suite à une étude menée par l'Unesco, confirmés par d'autres études sur la déperdition scolaire par différents chercheurs et institutions, ont pour objectif principal de déterminer et identifier le profil des élèves à risque d'abandon. Cette identification va permettre au système de développer des outils adaptés permettant de retenir ces élèves dans le système. Or, si cela s'avère pertinent pour certains, pour d'autres la question de l'utilité et la pertinence de la rétention à tout prix dans l'école se pose. Car, outre ces élèves à risque de décrocher que le système va chercher à identifier, il existe des élèves qui réussissent bien dans le système, ne sont pas à risque de décrocher mais qui pourtant ne s'épanouissent pas, car ils ont d'autres ambitions, souhaitent s‘orienter vers une formation professionnelle ou des activités artistiques, culturelles ou sportives qui n'existent pas dans leurs établissements. Ces élèves qui ne montrent aucun signe de risque de décrochage restent pourtant à l'école à cause d'autres facteurs comme la pression familiale ou sociale. Ces élèves peuvent être considérés comme «Les abandons dans l'école». Le système assume leur échec, non pas l'échec scolaire bien sûr mais l'échec dans leur vie. Combien d'élèves sont encore à l'école simplement pour satisfaire la société et leurs familles ? Il semble indispensable de développer des outils qui permettent de les identifier afin de pouvoir les orienter et leur permettre de s'épanouir dans un environnement où ils peuvent développer leurs compétences. Dans le cas contraire, ces élèves deviendront des diplômés au chômage ou des employés non motivés. Il est possible que beaucoup d'entre vous se reconnaissent en lisant cet article et regrettent d'être restés à l'école plus qu'il ne le fallait. Au demeurant, personne ne doute du rôle de l'éducation et de sa relation avec le développement de l'individu et de la société. Une étude qui a été faite par le GPE (Global Partnership for Education) a montré qu'une année additionnelle de scolarisation augmente le taux de croissance économique de 0.37%, augmente le revenu individuel de 10% et réduit le risque des conflits de 20% , et que chaque dollar investi dans une année additionnelle de scolarisation, particulièrement pour les filles, génère des revenus et des avantages pour la santé de 10 dollars américain dans les pays à faibles revenus et de près de 4 dollars dans les pays à revenus intermédiaires de la tranche inférieure. Selon le rapport mondial sur le développement humain élaboré par les Nations unies en 2016, une augmentation de la durée moyenne de scolarité et des années de scolarisation escomptées de 3.7% a généré une augmentation du PNB par habitant de 86.2% entre 1990 et 2015. En conclusion, retenir nos élèves pour une année additionnelle à l'école a certainement un impact positif sur l'économie et le développement humain, mais représente un coût à investir. Pour garantir le bienfait de cet investissement, il faut identifier quelle est la catégorie des élèves à risque de décrocher qui doit être retenue à l'école, une opération qui, à ce jour, au regard des outils existants au sein de notre système, est impossible à réaliser. Cette identification nécessite une opération de suivi-observation relativement longue et qui n'est pas faisable sans un système d'immatriculation des élèves. Il est temps que le gouvernement tunisien et le ministère de l'Education lancent le projet de création d'un répertoire national des identifiants des élèves, qui permettra au système de suivre ses élèves tout au long de leur processus de scolarisation, de suivre leurs flux entre les différents secteurs et offre la possibilité de se baser sur d'autres indicateurs qui permettent de mieux suivre les élèves et donc de mieux évaluer le système éducatif. Actuellement, même un berger codifie son troupeau pour mieux gérer, suivre et planifier l'opération d'élevage, alors que nous on gère encore nos élèves en effectifs, comme des troupeaux mais des dizaines d'années en arrière. Sans ce répertoire, les abandons seront non seulement difficiles à identifier, ils seront plutôt des abandons abandonnés.