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«Agir sur l'abandon scolaire pour endiguer l'analphabétisme» Entretien avec Moncef Ouannès, Président du Centre d'Etudes et de Recherches Economiques et Sociales (CéRES)
Selon les chiffres choquants que vient d'annoncer le ministre des Affaires sociales, le taux d'analphabétisme est en hausse, dépassant les 19% (quelque 840.000 Tunisiens en 2017) pour la première fois depuis l'Indépendance. Et les chiffres sont encore plus choquants quand on s'enfonce dans les détails des données, alors que ce taux atteint 41% chez les femmes rurales et 53% chez les travailleurs agricoles. Pour endiguer le fléau de l'analphabétisme, un accord-cadre a été signé entre les ministères des Affaires sociales et de la Formation professionnelle pour dynamiser l'effort d'alphabétisation et d'éducation des adultes, la stratégie empruntée étant l'alphabétisation de 21.000 personnes par an dès à présent, en attendant de monter à 50.000 bénéficiaires par an à partir de l'année 2025. Mais quelles sont nos chances pour sortir honorablement de cette situation ? Nous avons interrogé Moncef Ouannès, président du Céres. La recrudescence de l'analphabétisme est-elle due à la situation souvent chaotique de la Tunisie après la révolution ? Je pense que l'école tunisienne passe, depuis les années 80, par des difficultés structurelles. Elle ne permet presque plus le phénomène de mobilité sociale et dispose de moins en moins de moyens pour fonctionner convenablement ; ce qui induit une certaine régression dans l'image de l'école et surtout de l'image de l'enseignant. De plus, notre école traîne depuis des décennies la tare de l'abandon scolaire et rien qu'en 2017 plus de 113.500 de nos enfants ont quitté les établissements de l'enseignement. Et nous savons que la majorité d'entre eux s'implique malgré elle dans le commerce informel, l'économie parallèle et la contrebande transfrontalière. Ils deviennent ainsi des petits commerçants acharnés pour le gain facile et perdent tout contact avec l'école, l'enseignement et les livres. Ils deviennent progressivement des analphabètes. La disparition du Conseil économique et social et la marginalisation des structures spécialisées comme le Céres ont-elles privé le gouvernement de la vision nécessaire à travailler en amont pour contrer ce fléau ? Nous avons ici un vrai problème : il n'existe pas de passerelles entre les décideurs et les centres de recherche. Au Céres, par exemple, nous avons travaillé pendant quatre années sur l'abandon scolaire mais nous n'avons malheureusement été contactés par aucun de nos décideurs pour profiter des résultats de notre enquête nationale et de notre colloque international à ce sujet. Cela alors que les pratiques courantes dans le monde entier attestent qu'une bonne décision rationnelle a besoin d'être corroborée par la connaissance scientifique. La stratégie d'alphabétisation de 21.000 personnes par an dès à présent et de 50.000 bénéficiaires par an à partir de 2025, telle qu'annoncée par le ministère des Affaires sociales est-elle vraiment faisable ? Oui, je suis convaincu que la chose est possible. Seulement, il faut absolument déployer les moyens nécessaires et assurer les infrastructures convenables. Il faut nous mettre définitivement dans la tête que ce genre de stratégie ne peut aboutir sans l'accompagnement des institutions idoines. Que faire maintenant ? Il est urgent de nous déployer sur trois axes en nous appuyant sur la connaissance scientifique du phénomène, en organisant un débat national pour cristalliser des recommandations concrètes et en associant des compétences nationales et même internationales. Ce n'est que de la sorte que nous parviendrons à bâtir une stratégie de lutte efficace contre l'abandon scolaire, et par conséquent sur l'analphabétisme, sinon nous risquons de nous trouver devant un effet boule de neige.