Dans le cadre du mouvement judiciaire de l'année 2018-2019 auquel procède le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), la majorité des magistrats des chambres pénales spécialisées ont été mutés. Les raisons semblent obscures alors que s'ouvrent de nouveau les auditions des procès de ces tribunaux des temps de transition L'alerte est venue de l'Association des magistrats tunisiens (AMT). Dans une conférence de presse tenue le 5 septembre, l'association s'est inquiétée de la mutation de pratiquement tous les juges des chambres pénales spécialisées en justice transitionnelle dans le cadre du mouvement judiciaire de l'année 2018-2019 à laquelle procède le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) en cette période de l'année. L'AMT relève que les deux chambres spécialisées de Sfax et de Sidi Bouzid ont été totalement dépouillées de leurs membres, d'autres manquent aujourd'hui de substituts de procureurs. La seule chambre où les changements du personnel judiciaire n'ont pas été introduits concerne celle de Nabeul, où s'est ouvert vendredi 21 septembre la seconde audition du procès Chammakhi, militant islamiste torturé à mort au début des années 90. Risque de ralentissement du processus «Beaucoup de juges mutés par le CSM n'ont pas exprimé une quelconque volonté de quitter leurs tribunaux», dénonce Raoudha Karafi. L'ancienne présidente de l'AMT regrette que des magistrats qui ont commencé à travailler sérieusement sur des affaires relatives à des violations graves des droits de l'Homme, dont l'homicide volontaire, la disparition forcée et la mort sous la torture, soient obligés de se départir de leurs dossiers. Elle craint également que ce dernier mouvement ne vide les chambres pénales spécialisées de leurs forces vives et ne ralentisse encore plus la lutte contre l'impunité et le processus de reddition des comptes avec le passé. D'autre part, le rôle joué par la Conseil supérieur de la magistrature dans ce mouvement constitue un point d'interrogation. Des raisons politiques ? Derrière la motivation de l'«intérêt du travail» avancée par le CSM, certains observateurs de la société civile engagés pour la justice transitionnelle ont vu des raisons politiques cachées. «Pourquoi le CSM a-t-il approuvé ces mutations alors qu'il devrait être au courant des dates des prochaines audiences des chambres ?», s'interroge Emna Sammari, juriste et consultante en justice transitionnelle. Dans une récente intervention sur Jawhara FM, le président de l'AMT, Anas Hamadi, accuse : «Nous entendons dire qu'il y a des interventions pour instrumentaliser politiquement le mouvement des magistrats, surtout que le précédent mouvement de magistrats — que nous considérons comme catastrophique — n'a pas été basé sur les compétences, l'intégrité, la neutralité ou encore l'indépendance, mais malheureusement il s'est basée sur des critères de loyauté politique ou d'amitié et de promiscuité avec les membres du Conseil supérieur de la magistrature». Des reports possibles Pourtant, le Conseil a fait partie prenante au cours de cette année du pool d'institutions engagées dans la formation des procureurs et substituts de procureurs, des magistrats et des avocats. Aux côtés du ministère de la Justice, de l'Ordre national des avocats tunisiens et l'IVD, et avec l'appui du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l'Homme (Hcdh), de l'ONU femmes et du Centre international pour la justice transitionnelle (Ictj), le CSM a pratiquement chapeauté le processus. En fait, des reports des auditions programmées pour les jours et les mois à venir, dont le procès du bassin minier de Gafsa le 26 septembre, pourraient être annoncés, le temps que les nouveaux magistrats acquièrent une formation spécifique à la justice transitionnelle comme le préconise la loi. Un blocage du processus en faveur du personnel politique au pouvoir depuis 2014 se recrutant majoritairement dans les rangs de l'ancien régime. Issue des dernières élections, cette élite ne cache point ses conflits avec la justice transitionnelle et son inimitié avec la présidente de l'Instance vérité et dignité (IVD), Sihem Ben Sedrine. De son côté, le collectif de la société civile pour la justice transitionnelle se mobilise depuis plusieurs jours pour organiser un plaidoyer afin d'assurer la stabilité et la continuité des chambres spécialisées lors des prochains mouvements judiciaires.