Anouar El Fani nous bouleverse par la descente continue de Emna vers les enfers de la tristesse conjugale alors qu'elle assite, également dépitée et impuissante, au naufrage de son pays sous la coupe des islamistes et la montée des intégristes. Les mois se suivent et les deux crises, celle de son couple et celle de son pays, ne font qu'empirer... mais une surprise survient. Une famille coupée en deux, comme tant d'autres dans cette Tunisie post-révolution. Emna vient de perdre son père qui s'est éteint après des mois d'une maladie dégénérative. C'est l'occasion pour son frère, qui la déteste depuis toujours, de briller lors des diverses cérémonies dont la dernière se passe lors du quarantième jour. Un frère intégriste entouré de compagnons du même ton, et insistant pour que tout se passe dans la stricte observance des rites, dans la rigueur la plus pure. Entre excès et apaisements Cela ne servait à rien car les traditions tunisiennes respectent déjà très largement ces rites et que la chose vire à la bigoterie la plus excessive, cela dépassait le ridicule. Surtout de la part de l'épouse de son frère, attifée du niqab et prise de l'excès de zèle des néophytes, exagérant abondamment les choses. Une épreuve pour Emna, cette jeune femme qui a fait ses classes à l'étranger et qui adule un père tourné vers la modernité et la tolérance qu'elle génère et implique. Anouar el Fani nous révèle les méditations de Emna qui ne prend pas la peine de les dire de vive voix à son frère en sachant que cela ne la mènerait à rien : «Ce dont je suis sûre en revanche, c'est que mon père n'aurait jamais apprécié cette intrusion chez lui de pareils individus… Libre-penseur convaincu, il défendait et encourageait avec vigueur toutes les initiatives visant à moderniser l'islam, à le débarrasser d'un ensemble de pratiques surannées», regrette-t-elle. Nous sommes en avril 2013 et l'intégrisme est à son apogée, un sommet atteint après la révolution et la prise (partielle) du pouvoir par les islamistes. S'attaquer de front aux déboires conjugaux Elle ne parvient pas à faire son deuil de ce père dont elle se rappelle comme un subtil mélange de savoir et d'humilité, de compétence et de bienveillance, de sagesse et de tendresse. Un érudit à l'intelligence émotionnelle qui laisse un vide immense pour sa fille. Son mari, Omar, ne sait que faire pour la consoler, la distraire. Mais elle n'est pas tentée de tourner la page ; ce qu'elle veut c'est aller au bout de la souffrance ou, plutôt, des souvenirs. Elle médite ainsi sur la vie de ce père qui aimait les livres et les écrivains et elle se rappelle d'un e-mail en particulier qu'il lui a envoyé quand elle faisait ses études à Paris, en France : «Tout comme la lecture, l'écriture est un doux, un superbe refuge et une thérapie parce qu'elle libère, soulage et apaise la souffrance. Beaucoup de psy l'assimilent d'ailleurs à une sorte de catharsis qui peut aider à se réconcilier avec soi-même et je reste persuadé qu'elle a une sorte de pouvoir rédempteur». Curieusement, elle ne se met pas à l'écriture. La missive de son père semble plutôt lui avoir inspiré d'avancer et de prendre une résolution qui n'a que trop tardé : s'attaquer de front à ses déboires conjugaux. Elle se rappelle de mars 2010, de la montée en puissance de Facebook et de sa demande en mariage sur fond d'événements historiques pour la Tunisie. Des événements qui allaient monter crescendo jusqu'à mener à la révolution tunisienne ; la toute première de ce qui allait être fameusement célèbre dans le monde entier comme «Le Printemps Arabe» ! Un manque total de «synchronisation» Le régime de Ben Ali s'effondre. Quasiment au même moment, elle se lie à Omar avec la bénédiction de son père avant qu'il ne soit définitivement atteint dans son corps et dans son intégrité mentale. En 2011, c'est le mariage. Elle est heureuse mais la mayonnaise ne prend pas, si l'on ose dire. La nuit de ses noces se révèle un fiasco total et connaît une fin expéditive alors que son mari ignore lamentablement son désir et son plaisir. Consternée et abattue, elle ne sait que faire. Sa seule consolation est son voyage de noces. Pas pour l'éveil de quelque chose dans son couple, mais plutôt pour sa présence dans cette Egypte mythique aux merveilles pharaoniques dont elle a longtemps rêvé! De retour de voyage, c'est la même dissonance, le manque total de «synchronisation» entre son désir et celui de son mari. Elle sait qu'elle ne connaîtra pas le frisson du plaisir avec lui et en devient malade de dépit et d'impuissance. Même le praticien qu'ils consultent ensemble n'arrive à rien avec eux. Et c'est une descente continue vers les enfers de la tristesse conjugale qui survient à un moment très mal loti ; celui où elle voit, également dépitée et impuissante, son pays chavirer puis sombrer sous la coupe des islamistes et la montée des intégristes Les mois se suivent et les deux crises, celle de son couple et celle de son pays, ne font qu'empirer. Un désespoir incommensurable qui s'efface devant une disposition surprenante de l'existence ; c'est Kévin, un jeune Canadien, qui rallume la flamme au moment où elle avait cru avoir définitivement baissé les bras. L'ouvrage «Parole de femme», 199p., mouture française Par Anouar el Fani Editions Arabesques, 2019.