Saliha reste l'une des immortelles de la chanson tunisienne. Je peux en témoigner d'autant que j'ai eu la chance de la connaître dans les années 50, lorsque j'animais les galas du mois saint de Ramadan dans les salles de Bab Souika. Je la rencontrais aussi le reste de l'année, par exemple au Palais des sociétés françaises (la maison de la culture Ibn-Rachiq actuellement). La maison des princesses Une seule fois, j'ai animé un concert public au Théâtre municipal de Tunis où Saliha s'exhibait en compagnie de Ali Riahi, Raoul Journo, Salah Khémissi et la danseuse Nouzha Amir. De son vrai nom Sallouha Ben Brahim Ben Abdelhafidh, elle est née en 1914 à Nebeur, au Kef, d'un père originaire d'Algérie, de la ville de Souk Ahras, et d'une mère tunisienne, M'barka Bent Amara Rezgui. Ce couple allait divorcer. Sallouha restera avec sa mère, alors que sa sœur Aljia s'en ira avec son père. Du Kef, la famille émigre à Mateur, puis à Tunis au foyer de Si M'hamed Bey à la banlieue nord de Kheireddine où l'art (le chant particulièrement) constituait le dénominateur commun entre les princesses et les bonnes qui partageaient souvent une même passion pour la musique raffinée. Sallouha apprendra ainsi les chansons d'Oum Kalthoum. Elle excellait d'ailleurs dans Ifrah ya kalbi (Réjouis-toi, ô mon cœur!) Passe le temps, et voilà notre jeune Keffoise partie travailler à la maison de «Badria El Mahrouka», une chanteuse qui jouissait alors d'une belle notoriété et qui avait pour habitude de tenir une soirée chaque vendredi à son domicile rue du Pacha. Hassouna Ben Ammar repère Saliha Saliha n'avait alors que 13 ans, mais elle en était déjà à une parfaite maîtrise d'un joli bout du répertoire tunisien. Mais c'est sans doute dans l'interprétation de Bellahi ya Ahmed ya khouya qu'elle excella. En ce temps-là, c'est Hassiba Rochdi qui donna ses titres de noblesse à ce petit bijou du patrimoine tunisien. Le hasard faisant bien les choses, il arriva à Saliha d'être découverte et appréciée, alors qu'elle fredonnait à haute voix certains titres tout en faisant le ménage. Nul doute que la nature l'a dotée d'une voix d'or. M.Hassouna Ben Ammar, un avocat féru d'arts et de musique, passait par là. Le timbre cristallin de cette petite bédouine, qu'il n'avait jamais vue, l'a complètement subjugué. Le bonhomme qui a été l'un des fondateurs de la Rachidia, puisque présent à l'assemblée générale constitutive à la Khaldounia, était resté sous le charme. Mais il lui fallait découvrir à quel ange appartenaient ces vocalises de soie. Le fait qu'il fût régulièrement invité aux soirées du vendredi, organisées au foyer de «Badria El Mahrouka» a fini par arranger les choses et par lui apporter l'opportunité de découvrir la chanteuse à la voix d'or. Dès la soirée suivante, il insiste auprès de Badria pour chanter Billahi ya Ahmed ya khouya… Stupeur et étonnement : ce n'était pas du tout l'interprétation qui le bouleversa l'autre jour. Il insiste auprès d'elle afin qu'elle reprenne cette chanson de la même façon que la fois précédente. Badria fut ainsi la première à comprendre qu'elle était perdue et que sa jeune servante, Saliha, allait la surclasser. Elle ne tarda pas à la congédier par jalousie, de peur de la voir la supplanter. Cette décision causera beaucoup de peine à Me Hassouna Ben Ammar. Il croyait avoir mis la main sur la plus belle voix qu'il ait jamais entendue, un talent qu'il comptait inviter à renforcer la Rachidia. Malheureusement, la jeune prodige s'est évaporée dans la nature. Il lui fallait mettre la main dessus à tout prix. L'avocat, fervent musicien, va charger un journaliste, Ali Jendoubi, lequel en même temps faisait office de surveillant à la Rachidia, de partir à la recherche de l'oiseau rare. Sans réussite, malheureusement. On prétendit après que c'est Béji Serdahi, luthiste, compositeur et chef d'orchestre d'une troupe comprenant Brahim Salah à la cithare, Kaddour Srarfi au violon, Hamadi Khmiss au «tar», et Jelloul Chahed à la «darbouka», qui aurait pris Saliha sous sa coupe, l'intégrant dans sa troupe. Une deuxième version affirme que c'est Béchir Fhima (dit Béchir Fehmy) qui la présenta la première fois au public. Natif de Tripoli en 1907, il a fui le colonialisme italien imposé à son pays pour venir en 1924 s'installer en Tunisie jusqu'en 1950 lorsqu'il décide de rentrer au pays natal. C'était un compositeur et parolier de chansons d'un talent indiscutable. Alors, lequel de ces deux figures marquantes de la musique tunisienne a été à l'origine de la première sortie publique de Saliha, en 1938, à l'occasion de l'inauguration de Radio-Tunis? En tout cas, le résultat est là : à 24 ans, Saliha faisait chavirer de plaisir les auditeurs pour lesquels la découverte de cette voix suave et forte en même temps relevait du rite incantatoire. La Rachidia, mère nourricière Mustapha Sfar, fondateur et pilier de la Rachidia, dont il avait été le directeur depuis sa fondation jusqu'en 1941, date de sa mort, figurait parmi les présents à ce gala. En 1935, il a été nommé maire de Tunis. Aussi, Saliha fut-elle convoquée à se produire devant un jury composé des sommités de l'époque de l'institut Rachidi : le même Mustapha Sfar, donc, Tahar Mhiri, grand commerçant et féru de malouf, Mohamed Ben Slimane, notaire et cheikh de soulamia à ses heures perdues, Rachid Ben Mustapha, ingénieur, Ali Banawas, un des cheikhs les plus réputés dans le chant andalou, Mohamed Triki, Khemaïes Ternane, Hassouna Ben Ammar (le dénicheur du talent de Saliha avant terme) et Mustapha Kaâk. Il va de soi que la fille de Nebeur n'a eu aucune peine à convaincre ces maîtres, d'autant qu'elle a chanté Billahi ya Aymed ya khouya, son titre de prédilection. Saliha bénéficia d'un salaire fixe et d'un logement assurés par l'Institut de la Rachidia. En contrepartie, elle ne devait plus prêter son talent qu'à ce monument des arts tunisiens. Khemaïs Tarnène et Mohamed Triki la prirent sous leur coupe. Elle le leur rendit bien en immortalisant, de sa voix inimitable, leurs plus belles compositions. Première chanson A la Rachidia, sa première interprétation a été La inti bilwasl thanini (Tu ne me rassures pas par ton amour), écrite par le poète de la jeunesse Mahmoud Bourguiba et composée par Mohamed Triki. Puis vint Law kan taâraf baâdek elli jrali (Si tu savais ce qu'il advint de moi, après toi), écrite par le même Mahmoud Bourguiba et composée par Khemaïes Tarnène. Le reste sera un interminable flot de créations, les unes plus belles que les autres : Ayoun soud makhoulin, écrite par M'hamed Marzouki et composée par Mohamed Triki, Al azaba, Seg najaâk seg, Ya khil Salem… Cela fait 52 ans que Saliha nous a quittés, décédée dans l'après-midi du jeudi 26 novembre 1958. Son souvenir immortel doit aider les jeunes générations d'artistes à se frayer leur chemin dans le sens du rayonnement et de l'abnégation, le propre de tout artiste passionné.