Jamais chanteuse tunisienne n'a pu accéder à une telle plénitude et caresser de sa voix le ciel. De «Win frag ghzali» à «Oum El Hassen Ghannet», de «Bakhnoug» à «Ya khil Salem met», c'est l'art national pur, authentique, ensorceleur et d'une rare qualité que Saliha a fait connaître et aimer à des générations entières. Le grand journaliste disparu Hédi Laabidi a écrit un jour : «Si l'Orient peut s'enorgueillir d'Oum Kalthoum, le Maghreb, lui aussi, peut se sentir fier de sa diva à lui, Saliha». Qui est Saliha ? C'est dans un milieu modeste, d'une mère de la tribu des Drid, M'barka Ben Amara Ben Mahmoud Rezgui que Saliha vit le jour. Celle-ci s'était mariée très jeune comme le voulait la tradition, à seulement quinze ans, d'un citoyen de Souk Ahras, Brahim Ben Abdelhafidh. En 1915, au mois de Ramadan de cette année marquant la Première Guerre mondiale, Salouha ouvrit les yeux dans les champs du Kef où elle joua avec ses amis et respira l'air pur de la campagne. Car c'est là que son père était venu un jour accompagné du paternel de Souk Ahras, sur la frontière tuniso-algérienne, pour s'installer. Dix ans plus tard, Salouha son vrai nom, dut émigrer à Tunis avec ses parents pour s'installer à «Zanket el ghoul», numéro 2, rue Sidi Khémaïes au quartier el Hfir. L'atmosphère était tout à fait différente de celle dont elle bénéficia durant son enfance. Premier mariage Quelques années plus tard, ses parents allaient la marier à Ali Ben Abbès, de Ras Jebel. Cette union donne naissance à une fille décédée à l'âge de trois mois, puis à Aroussia, alors que cette dernière n'avait que huit ans, son père quittait ce monde. La mère de Salouha a raconté un jour que sa fille apprenait très vite tout ce qu'elle écoutait, le chantant par la suite malgré ses réprimandes. La jeune fille faisait fi des conseils de sa mère et même des coups qu'elle lui donnait, se remettant vite, de façon spontanée et instinctive, à fredonner des chants célèbres. Découverte par Béji Sardahi Sa première apparition dans les milieux artistiques date de 1939, un an après l'ouverture de la Radio nationale. Tous les artistes en herbe jouaient des coudes pour passer à la radio, car cela était garant d'une carrière à succès et de la possibilité de se faire un nom pour être convié à se produire dans les galas, les concerts publics et fêtes de mariage. En ce temps-là, Béji Sardahi, joueur de luth et compositeur, s'est présenté à la Radio pour présenter quelques morceaux musicaux et chansons. Ce qu'il obtient au bout du compte. Le même Béji Sardahi entendit un soir une voix venue de nulle part chanter la nuit et la nature. Il fit sa connaissance. Et c'était Saliha qu'il présentera après avoir obtenu sa confiance. Elle fut présentée pour la première fois sous le nom de Soukéïna Hanem. Le directeur de la Rachidia, M. Mustapha Sfar, s'intéresse à son tour à ce trésor de vocalises sauvages qu'il convient d' encadrer. Il l'intégrera parmi le chœur de la Rachidia et la confie à Khemaïes Ternane, Mohamed Triki et Habib El Amri pour lui apprendre la musique tunisienne ancienne, «el atiq», et la tirer ainsi du chant bas de gamme. Depuis 1940, Saliha devient une élève de la Rachidia. Rachid Ben Mustapha lui apprendra à lire et à écrire car elle était analphabète. Depuis ce temps -là, elle a été baptisée Saliha. Il faut rappeler que la Rachidia a été fondée pour ressusciter cet art authentique et pour neutraliser un chant du plus mauvais goût, s'appuyant soit sur la chanson orientale importée par le biais des disques, soit sur l'apport des Israélites qui plongera l'art dans une inconsolable médiocrité. La première artiste à épouser la noble cause de la Rachidia a été Chafia Rochdi qui servit de pionnière dans la propagation de la musique de la Rachidia, notamment dans les galas et les fêtes. Elle allait être vite rejointe par Saliha, puis par Dalila, découverte par le Libyen Béchir Fahmi. Cette dernière allait quitter ce monde alors que Chafia quittera la troupe. Ainsi Saliha hérite à elle seule de cet héritage rachidien. Au début de ses apparitions, elle reprenait des chants d'Oum Kalthoum avant de prendre conscience d'un devoir sacré : celui de puiser dans les trésors du chant tunisien. L'Orient avait ainsi sa diva,Oum Khalthoum. Le Maghreb aura la sienne. Saliha dont la voix légèrement enrouée rappelait quelque part celle de Mounira Mahdia. Et c'est cela qui l'aidera à exceller dans le genre bédouin et dans le «qassid». Le défi Grâce à ses dons, mais aussi à sa personnalité, Saliha se transforme vite en chanteuse nationale par excellence. Alors qu'elle venait tout juste de quitter la clinique après une longue maladie, et alors qu'elle devait observer un repos total en cette phase de convalescence, Saliha n'a pas hésité à chanter au gala organisé dans la ville du Kef à l'occasion de la visite du Combattant Habib Bourguiba qui était accompagné de l'hôte de la Tunisie, le leader marocain Allal El Fessi. Son dernier concert Les conséquences de cet effort, c'est qu'elle dut vite rentrer à Tunis pour être à nouveau opérée. En ce temps-là, plusieurs artistes marocains s'étaient déplacés à Tunis pour animer des galas et échanger des expériences avec leurs collègues tunisiens. La Radio nationale retransmettait ce soir-là un de ces concerts communs. Saliha, qui poursuivait sa convalescence dans une clinique, écoutait à la radio les chanteurs des deux pays se produire. Elle décida, contre l'avis des médecins et de son entourage (dont son gendre, le parolier Ali Amem), de rejoindre tout ce beau monde au Théâtre municipal de Tunis. Elle effectua une irruption soudaine au théâtre d'où était retransmise la soirée alors qu'elle tremblait. La fièvre la gagna, elle ne pouvait pas se tenir debout. Et c'est en s'appuyant contre une chaise qu'elle chanta ce soir-là de toute son âme. Elle chanta son morceau fétiche, le premier qu'elle avait appris à la troupe de la Rachidia‑: «Min freg ghzali» (de la séparation de ma gazelle). On aurait cru qu'elle pleurait. Et ce choix était prémonitoire car elle allait se séparer de ce bas-monde. Ce sera la dernière fois qu'on l'entendit chanter. Dix jours plus tard, «Oum el Hassen» (un de ses titres les plus connus) mourra à 16h00, le mercredi 26 novembre 1958, à l'âge de 43 ans, dont 18 passés à la Rachidia. Elle avait déjà chanté mourante parmi ses collègues tunisiens et marocains. Saliha a payé de sa vie ces intenses petites heures d'un bonheur éternel.