L'invitée du dernier vendredi mensuel du cinéma, un rendez-vous qui se tient au club culturel Tahar-Haddad et qui est animé par Noura Borsali, était l'enseignante universitaire Olfa Chakroun, venue présenter son court métrage La maison d'Angela. Ce film d'une durée de 26 minutes a été projeté lors des dernières JCC dans la compétition nationale. Une occasion d'en discuter d'abord et, à partir de là, de débattre du thème «Cinéma et mémoire : la communauté italienne en Tunisie». Comme cela est bien connu, depuis la fin du XIXe siècle et jusqu'à l'Indépendance, la Tunisie était un pays fortement cosmopolite, où les autochtones cohabitaient avec des populations de diverses origines et confessions. Le résultat fut une richesse dans le mode de vie qui était une sorte de mélange des traditions de chacun. Les communautés européennes installées en Tunisie, entre autres italiennes, maltaises et françaises, ont peu à peu pris racine dans cette terre finissant par se considérer comme tunisiennes. Angela est représentative de ce phénomène. Fille d'un immigré sicilien, elle traîne derrière elle un passé charnu en souvenirs dont chaque élément, à commencer par la maison familiale sise à la Petite Sicile de La Goulette, est un témoignage en soi. Angela est née en Tunisie, il y a 75 ans. Sa jeunesse s'est déroulée aux beaux jours de son quartier à forte concentration de Siciliens et de Maltais, installés à La Goulette, comme dans les régions côtières du pays, puisque travaillant principalement dans les métiers de la mer. Après l'Indépendance, ses voisins ont tous repris le chemin de leurs pays d'origine. Elle a choisi de rester avec sa famille dont elle a vu les membres s'éteindre l'un après l'autre. Aujourd'hui, Angela n'est pas au bout de ses peines, puisqu'elle se retrouve contrainte de quitter la maison où elle a vécu toute sa vie. Son immeuble, le «Bortal», va être démoli pour céder la place à un grand bâtiment moderne. Bien qu'on ait donné à Angela une autre maison pour y vivre, elle reste chez elle jusqu'au dernier moment, pour soutenir ses voisins, tous Tunisiens musulmans qui ont repris les maisons après que leurs anciens habitants les eurent quittées. Dans ce film, Angela, la croix tendue, se dresse contre l'oubli et contre toute mémoire qui s'efface avec chaque immeuble que l'on démolit. L'une des raisons qui l'a incitée à accepter le projet de ce documentaire, comme nous le confirme la réalisatrice, afin de pouvoir garder des images de sa maison et de son quartier. De notre côté, qu'avons-nous fait pour protéger et conserver cette mémoire? Des éléments de réponse sont venus de la part des femmes spécialistes invitées pour alimenter le débat : Leïla Adda, historienne, Saloua Ferjani, architecte urbaniste, universitaire et doctorante en histoire, et Chiraz Mosbah, maître-assistante à l'institut des Beaux-Arts de Sousse. Ces intervenantes, tout comme le public présent au débat, semblaient unanimes sur l'urgence d'une prise de conscience collective de l'importance de cet héritage culturel laissé par les anciennes communautés européennes en Tunisie, et de la menace qui découle du laisser-aller face à son effacement progressif et parfois inévitable. L'objet le plus palpable de ce legs reste l'architecture. Saloua Ferjani a expliqué dans son exposé, comment les habitations se sont détériorées au fil du temps, car elles étaient des propriétés d'étrangers repartis dans leurs pays d'origine. Par conséquent, les habitants actuels, des Tunisiens, se retrouvent en situation non régulière et ne peuvent donc pas investir dans un entretien ou un réaménagement quelconque. Certes, la Petite Sicile de La Goulette n'est pas ce qu'il y a de plus spécifique ni de plus intéressant en matière d'architecture, mais ce quartier fait partie de l'identité de la ville qui se voit irréversiblement transformée, au point d'y perdre son âme. La Goulette n'est pas la seule dans ce cas. Les efforts des municipalités contribuent à sauver une partie de cette mémoire architecturale, mais une autre partie, non négligeable, est en train d'être perdue à jamais.