Le flou non artistique constitue l'une des tares majeures de notre enceinte littéraire. Les genres n'y sont guère bien définis. Et les genres, cela relève bien évidemment du conventionnel. C'est-à-dire de ce qui va de soi sans être pour autant arbitraire. Les règles de l'art y président. Là aussi, on se retrouve en plein registre conceptuel. Qu'est-ce qu'un écrivain ? Celui qui écrit professionnellement, bien sûr. Une lapalissade. Mais l'écrit embrasse précisément une large gamme de domaines et de genres. Toujours est-il que, dans tous les cas de figure, la littérature s'y individualise. Etre écrivain, littérairement parlant, c'est être romancier, nouvelliste, poète ou auteur dramaturgique. Cela va de soi, s'empressera-t-on de souscrire. Or, ce n'est pas forcément le cas. Sous nos cieux, la donne est un peu faussée. A preuve, l'Union des écrivains tunisiens compte en son sein des auteurs qui n'ont jamais exercé dans le roman, la nouvelle, la poésie ou le théâtre. Il est vrai qu'il s'agit d'une enceinte Un exemple parmi tant d'autres de certains fâcheux mélanges de genres dont nous pâtissons ici et là. Ainsi, l'auteur d'un livre sur les vertus de l'aquarium d'eau douce – ou la charpente métallique — se retrouve-t-il de subites parentés avec les fins escrimeurs dans les genres littéraires. Bon sang des uns et des autres ne saurait mentir. C'est d'autant plus vrai qu'il n'y a guère une seule intelligence. Mais des intelligences. Partout. Seulement, le distinguo s'impose. Parce que l'arbitraire se glisse même, et surtout, à travers les entrebâillements des portes non closes. Dès lors que la littérature se noie dans l'extrême diversité des genres de l'écrit, l'écrit lui-même y perd quelque part son âme. Soyons clairs. Parmi certaines enceintes d'écrivains, il y a même des gens qui n'ont jamais rien écrit. Et ce ne sont guère, de surcroît, des rhapsodes ou des invétérés partisans de la littérature orale. Ils n'ont simplement rien écrit. Un point c'est tout. Faut pas chercher à comprendre. Suffit-il de dresser l'affligeant constat. Des stipulations réglementaires l'autorisent même. Ainsi lit-on dans quelque statut qu'est écrivain celui ou celle qui, malgré l'abondance de sa production, n'arrive pas à éditer. Soit. Encore faut-il d'abord se mettre d'accord sur la signification d'"abondante production". Des manuscrits ? Des canevas ? Des œuvres inachevées. Et puis, en cas de difficultés particulières, les instances appropriées devraient s'empresser d'aider à "faire éditer". Certes, personne ne vit de ses écrits sous nos cieux, hormis les journalistes. Mais cela ne légitime guère la fragilisation de la littérature au point de la livrer en pâture à toutes les prétentions et illusions. Parce que les gens s'accommodent volontiers du paraître en lieu et place de l'être. Paresse et esbroufe obligent ! En arabe, la littérature d'Adab chapeaute les genres littéraires. Une tradition humaniste remontant à Jahiz y fait même inclure des emprunts à différents genres et différentes sciences : "Al adabou houa al akhdhou min kolli ilmin bitarafin". C'est plus large que nos pratiques laxistes. Mais c'est moins artificiel. D'ailleurs Jahiz, pour ne s'en tenir qu'à lui, ayant vécu à cheval entre le VIIIe et le IXe siècles de l'ère chrétienne, était un éminent prosateur qui a exercé dans tous les genres. Son Livre des Avares constitue assurément le premier traité universel de psychologie sociale. Sans parler de son fameux Livre des Animaux ou son traité sur les Ephèbes et Courtisanes. Il est temps que nos pratiques culturelles s'en tiennent aux règles primordiales des genres. Certes, l'art évolue. Mais toujours dans le sens de l'affinement plutôt que de la déliquescence. Partout, il y a un label d'excellence plutôt que le fâcheux label de médiocrité si l'on ose dire. Hâtons-nous de bannir de notre champ cette dialectique tordue de l'être et du paraître.